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Une tradition suisse que l’Europe découvre

En Suisse, une initiative doit réunir 100'000 signatures pour être validée. Christian Flierl

Les citoyens de la Confédération comme de l’Union européenne ont le pouvoir de lancer des initiatives pour obtenir des changements. Des chercheurs relèvent que si la portée de ces instruments politiques est différente, les deux systèmes ont des choses à apprendre l’un de l’autre.

Effectuée par deux juristes du Centre pour la Démocratie de l’Université de Zurich et de l’Université d’Innsbruck en Autriche, une étude a montré de nombreuses différences, mais aussi quelques ressemblances. Les deux types d’initiatives sont «plutôt des parents éloignés que des frères et sœurs», selon les termes de Lorenz Langer.

L’initiative citoyenne européenne n’est entrée en vigueur qu’en avril 2012 tandis que, sous sa forme actuelle, l’initiative populaire suisse a une histoire de plus de cent vingt ans. Autre différence fondamentale entre ces outils de démocratie directe: leur impact sur la politique n’est pas le même.

swissinfo.ch: Les citoyens de l’Union européenne (UE) ont-ils les mêmes préoccupations que les Suisses quand il s’agit de lancer des initiatives?

Lorenz Langer: Les préoccupations des citoyens sont très semblables. La différence tient à la mesure dans laquelle ces préoccupations peuvent effectivement faire l’objet d’une initiative.

Par exemple, après la catastrophe nucléaire de 2011 à Fukushima, des initiatives demandant l’abandon de l’énergie nucléaire ont été lancées tant en Suisse que dans des pays membres de l’UE.

En Suisse, un nombre suffisant de signatures a pu être récolté pour aboutir à une votation fédérale. Dans l’Union, l’initiative a été tuée dans l’œuf parce qu’elle ne répondait pas aux critères fixés par Bruxelles pour organiser un scrutin. On a considéré qu’elle outrepassait la compétence de l’UE parce que, au niveau européen, toutes les questions sur le nucléaire sont fixées dans le traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique.

c2d.ch

swissinfo.ch: Votre étude a démontré que l’impact politique des initiatives est l’une des grandes différences entre les deux systèmes. Où est-il le plus fort?

L.L.: Potentiellement, rien ne peut arriver dans l’UE. Même si une initiative réussit à réunir le nombre requis de signatures, l’impact populaire s’arrête là. Légalement, la Commission européenne n’est pas obligée d’appliquer la proposition. Elle peut la modifier ou même ne pas en tenir compte du tout.

En Suisse, seul le Parlement peut invalider une initiative, et dans une mesure très limitée. Cela n’est arrivé que quatre fois depuis l’introduction de cet instrument politique en 1891. Si les auteurs récoltent suffisamment de signatures et si leur texte emporte une majorité des suffrages, il est alors intégré à la Constitution.

Cependant, il peut y avoir quelques difficultés lorsque les changements proposés touchent à des principes constitutionnels existants ou à des obligations internationales. Le cas s’est présenté avec l’initiative «Pour le renvoi des étrangers criminels (initiative sur le renvoi)», dont le Tribunal fédéral a décidé en octobre 2012 de ne pas appliquer les termes.

Initiative citoyenne européenne: invitation à la Commission européenne de proposer une loi sur des questions qui relèvent de la compétence de l’UE. Elle nécessite le soutien d’au moins un million de citoyens de l’UE, originaires d’au moins 7 des 28 États membres. Un nombre minimum de signatures est exigé dans chacun de ces 7 pays.

Les citoyens européens peuvent en principe signer le texte sur Internet. Les exigences formelles sont réglementées au niveau national. Dans certains pays, il faut entrer le numéro de passeport, dans d’autres le nom suffit.

Initiative populaire suisse: amendement formel à la Constitution. Les auteurs doivent récolter au moins 100’000 signatures en 18 mois pour accéder à une votation nationale. Le Parlement et le gouvernement procèdent à un débat sur le texte et émettent des recommandations pour les électeurs.

Jusqu’à août 2013, seules 20 initiatives ont gagné une majorité dans les urnes. Depuis 1891, 420 initiatives au total ont été lancées et 184 sont arrivées en votation, les autres ayant échoué au départ, ayant été retirées ou invalidées. Pour être acceptée, une initiative doit obtenir la double majorité des cantons et du peuple.

À l’heure actuelle le nombre de signatures exigé est atteint pour au moins 16 initiatives.

swissinfo.ch: Les Suisses peuvent-ils néanmoins tirer un enseignement de la manière dont l’UE utilise cet instrument?

L.L.: Beaucoup de Suisses réagissent avec les tripes et ils rejetteraient cette question, car ils se considèrent comme des champions incontestés de démocratie…

Mais il y a aussi des difficultés, par exemple un conflit potentiel entre la démocratie directe d’une part, les droits de l’homme et le droit international de l’autre, dans le cas de l’initiative sur le renvoi. Ce conflit est devenu plus visible ces dernières années et il resurgira avec l’initiative de mise en œuvre de ce texte sur l’expulsion automatique.

Nous n’avons pas vraiment trouvé le moyen d’équilibrer le rapport entre la démocratie directe et les standards internationaux. Actuellement, on étudie l’introduction d’un examen préliminaire et non contraignant, ou l’invalidation des initiatives qui contreviennent à l’essence, au « noyau dur » des droits fondamentaux.

Mais ce terme de « noyau dur » ne satisfait pas grand-monde et exige encore une interprétation des juristes et de la justice. La façon la moins satisfaisante de résoudre le problème serait que les réponses doivent être apportées par les tribunaux.

swissinfo.ch: Pour revenir à l’UE, que faudrait-il faire pour rendre plus démocratique le bloc des Vingt-Huit?

L.L.: Cela pourrait sembler contradictoire, mais en tout cas pour ce qui est de l’initiative européenne, une démocratie accrue exigerait des pouvoirs accrus pour l’Union. Beaucoup d’initiatives sont annulées parce qu’elle portent sur un thème qui dépasse les compétences de Bruxelles. Les promoteurs de la démocratie directe au sein des États membres ont souvent tendance à ignorer ce fait.

La Cour européenne et le Parlement devront faire pression pour que la Commission favorise les initiatives pour rapprocher un peu l’UE de ses citoyens.

Les auteurs sont Lorenz Langer du Centre de la Démocratie de l’Université de Zurich et Andreas Müller de l’Université d’Innsbruck (Autriche).

Leur recherche sur l’initiative citoyenne européenne s’est concentrée sur les restrictions concernant le contenu des initiatives, avec une comparaison entre la Suisse et l’UE.

swissinfo.ch: Dans quelle mesure les initiatives permettent-elles de mesurer les succès et les échecs de la démocratie directe?

L.L.: C’est une question complexe. Cela dépend de toutes sortes de choses. Premièrement: qu’est-ce que l’initiative permet de réaliser et qui est derrière? Il y a toujours un risque qu’une démocratie plébiscitaire soit exploitée par des politiciens. Quand cela leur convient d’appeler à un vote, ils se servent de ce levier pour obtenir une légitimité démocratique.

C’est pourquoi la démocratie directe prend aussi une certaine tradition politique. Les politiciens acceptent que les électeurs aient le dernier mot, quand ils le choisissent.

Une autre question relève de la situation géopolitique spécifique. La démocratie directe est plus facile à mettre en œuvre dans un petit pays comme la Suisse, avec une société plutôt homogène. Par comparaison, cela peut être difficile de trouver des thèmes pertinents pour toute l’Union européenne.

(Traduction de l’anglais: Isabelle Eichenberger)

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