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La révolution, bruyante et silencieuse à la fois, des droits populaires

Rédaction Swissinfo

Le principal changement touchant la démocratie directe en Suisse réside dans l’internationalisation de ses effets et nous n’en avons pas encore pris la pleine mesure. L’analyse de Rolf Linder, professeur émérite de sciences politiques de l’Université de Berne.

L’acceptation de l’initiative «Contre l’immigration de masse» a effrayé la Suisse politique. Elle était la dernière d’une série de textes par lesquels l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice) a réussi à imposer sa politique des étrangers et de l’asile alors que les majorités parlementaires lui avaient manqué. Comme dans les cas des initiatives pour l’internement, pour le renvoi, contre les minarets et pour que les pédophiles ne travaillent plus avec des enfants, cette initiative a créé une zone floue avec la Constitution et les droits humains. Elle provoque aussi un conflit ouvert avec Bruxelles concernant la libre circulation des personnes. 

Le malaise grandissant vis-à-vis des initiatives populaires a toutefois des causes générales: l’augmentation du nombre de textes ayant abouti, ces dix dernières années, est considérée comme un signe négatif. De plus, leurs chances de succès en votation ont doublé, passant de 10% à 20%. De nombreuses voix demandent donc que le droit d’initiative soit corseté davantage. 

Le Parlement se penchera prochainement sur une révision du droit d’initiative proposée par la Commission des institutions politiques du Conseil des Etats. Elle exige notamment un examen préliminaire des textes, l’interdiction de l’effet rétroactif et le renforcement du principe de l’unité de la matière. Il s’agit donc de tenir les initiatives populaires en laisse – plus fermement. 

Né en 1944, Wolf Linder est professeur émérite de sciences politiques de l’Université de Berne. Durant sa carrière, il a concentré ses recherches et son enseignement sur la politique suisse et l’évolution démocratique dans les pays en développement. Le professeur a aussi rempli de nombreux mandats d’expert pour la Confédération, les cantons, les communes et des organisations nationales et internationales d’aide au développement. Adrian Moser

L’UDC veut aller exactement dans l’autre sens: elle veut éliminer les zones grises entre les deux cercles juridiques avec son initiative «Le droit suisse au lieu des juges étrangers». Elle ne veut pas limiter le droit d’initiative, mais l’élargir, dans le sens «vrai ou faux, mon pays».

Respecter le droit constitutionnel 

La conception qu’a l’UDC de l’initiative populaire et du rapport entre le droit national et le droit international est très controversée. Si les Chambres fédérales acceptent la réforme du droit d’initiative, la campagne de votation risque d’être extrêmement émotionnelle car il s’agit des droits fondamentaux des citoyens. Une révolution bruyante est programmée. 

Mais les points les plus contestables de l’actuel droit d’initiative n’ont pas encore été véritablement débattus. Je les vois moins dans l’existence des zones grises du droit international que dans le respect de notre propre droit constitutionnel, en particulier du principe fondamental qu’est celui de la séparation des pouvoirs: celui qui fait les lois n’a pas le droit de les utiliser lui-même, celui qui les utilise doit se soumettre au contrôle du pouvoir judiciaire. 

Ce principe est fondamental. Sans lui, il n’y a pas de démocratie et nous voyons ce qui se passe, alors, dans le monde. Partout où la séparation des pouvoirs est affaiblie, des régimes autoritaires naissent. Or, dans le cadre des initiatives populaires, nous sommes tout simplement en train d’oublier, peu à peu, le principe de séparation des pouvoirs: certains exigent ainsi une «mise en œuvre fidèle» (ou même une promesse du gouvernement). C’est aussi le cas du comité de l’initiative contre les résidences secondaires. Ce seul fait est déjà corrosif, d’un point constitutionnel. 

Plus encore: l’initiative dite «de mise en œuvre» entend interdire au Parlement tout aménagement d’un article constitutionnel. Ce non-sens porte grossièrement atteinte au principe de la séparation des pouvoirs. Certes, avec les initiatives populaires, les citoyens ont le dernier mot sur la Constitution. Mais ils ne doivent pas remplir des buts autoritaires. Rien ne permet aux citoyens de déroger au principe de séparation des pouvoirs. Les initiatives populaires ne sont conformes à la Constitution que si le Parlement a un minimum de liberté dans l’aménagement des lois et si ces dernières sont soumises à un contrôle minimum des juges. Les initiatives populaires qui ne respectent pas ce critère doivent être invalidées. Comme la Suisse ne connaît pas de système de juridiction constitutionnelle, c’est au Parlement qu’il revient de se prononcer sur la validité des initiatives. Il prend alors une décision définitive. Le Parlement devrait assumer son rôle de gardien de la Constitution bien plus sérieusement. Nul besoin de nouvelle base légale pour cela: il faut du courage politique. 

Délimitation peu claire 

Mais à côté de cette bruyante évolution, une autre révolution, silencieuse, presque invisible, est en cours pour les droits populaires. Elle est liée à l’internationalisation de la politique et du droit. Aujourd’hui déjà, plus de la moitié des actes législatifs adoptés chaque année par la Confédération ne concerne plus le droit national, mais le droit contractuel international. Le nombre de textes du droit interne qui reposent sur le droit international est également de plus en plus grand. Il n’y a plus, aujourd’hui, de délimitation claire et nette entre la politique nationale et la politique internationale. L’élargissement, en 2003, du référendum à tous les contrats contenant des principes de droit importants en tient compte. Les citoyens peuvent ainsi se prononcer sur des textes de politique étrangère pratiquement comme ils peuvent le faire sur des bases constitutionnelles et des modifications de lois nationales. 

Point de vue

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C’est un changement fondamental, par rapport au 20e siècle, durant lequel la démocratie directe se limitait, pour l’essentiel, à la politique nationale. Aucun autre pays au monde ne connaît cette possibilité donnée aux citoyens de se prononcer sur la politique étrangère. Pour la Suisse aussi, il faut parler de révolution. Nous n’en avons pas encore saisi toute la portée. L’«internationalisation» de notre démocratie directe représente autant une chance qu’un risque. 

La démocratie directe, un contrepoison 

D’abord le risque: en politique intérieure, la démocratie directe se joue entre le gouvernement et le peuple, pour l’exprimer de façon simplifiée. Les citoyens disent régulièrement «non» à un projet pour signifier leur désaccord au gouvernement et pour que ce dernier améliore son projet. Le citoyen s’attend à ce que le Conseil fédéral propose un projet amélioré – il est, dans les faits – forcé de poursuivre le dialogue. En politique internationale, un troisième partenaire est impliqué, ce qui change fondamentalement la donne: ce n’est plus une dyade gouvernement-peuple, mais une triade. 

Lorsque les citoyens suisses rejettent un texte de droit international, le partenaire international n’est absolument pas obligé, contrairement au Conseil fédéral, à entamer de nouvelles négociations. Nous en sommes là, avec les accords bilatéraux. Nous pouvons bien inscrire dans la Constitution fédérale que le Conseil fédéral doit renégocier la libre circulation des personnes. Mais cela reste lettre morte si Bruxelles ne veut pas renégocier. Le risque, pour la Suisse, est très grand, puisque nous avons davantage besoin de la libre circulation des personnes que l’inverse. Nous risquons d’être isolés en politique internationale. 

Mais la démocratie directe appliquée à la politique étrangère apporte aussi de nouvelles chances. Ces deux dernières décennies ont été marquées par une globalisation galopante, vécue surtout dans l’aménagement européen. L’économie et la politique ont été davantage bouleversées que les cinquante années précédentes. La globalisation et l’européisation ont quelque chose en commun: elles ne font pas seulement des vainqueurs, mais créent aussi un groupe, important et hétérogène, de perdants. Ces deux évolutions renforcent les exécutifs et les tribunaux internationaux, mais enlèvent du pouvoir aux parlements nationaux. 

La globalisation et l’européisation présentent un déficit démocratique. La démocratie directe peut servir, ici, de contrepoison: tous les contrats internationaux doivent passer le test du référendum facultatif ou obligatoire et, ainsi, correspondre aux attentes de la majorité des citoyens. La limitation de la politique européenne aux accords bilatéraux montre que les citoyens, en l’état actuel, n’acceptent l’hyperglobalisation qu’avec réticence. Aucun autre pays et personne d’autre n’a la possibilité d’exprimer son avis de façon aussi efficace sur le processus peu démocratique de la globalisation et de l’européisation. 

Conclusion: le changement le plus important en cours actuellement pour la démocratie directe a lieu dans l’internationalisation de ses effets. Cela est vrai tant pour le référendum que pour l’initiative populaire. Nous n’avons pas encore pris la pleine mesure de cette évolution et nous devrons apprendre à gérer les risques et les chances de cette révolution silencieuse. Une tâche qui nous concerne tous. 

Ce texte a paru pour la première fois dans la «Neue Zürcher Zeitung» du 30 novembre 2015. Les opinions qui y sont exprimées sont exclusivement celles de l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à celles de swissinfo.ch.

(Traduction de l’allemand: Ariane Gigon)

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