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La muséologie entre virtualité et réalité

Thomas Kern

L'Université de Neuchâtel crée un master en études muséales avec l'Ecole du Louvre de Paris. La Suisse, pays aux 900 musées et aux grands collectionneurs, pourra ainsi assumer son rang international. Et améliorer la formation des gardiens du temple.

En ces temps où la virtualité est reine, le musée n’est-il pas condamné à devenir une sorte de cimetière? Pascal Griener, créateur de la filière muséale de l’Institut d’histoire de l’art de Neuchâtel, répond du tac au tac.

«C’est parce que nous vivons dans un monde virtuel et dans une temporalité de plus en plus réduite que l’institution muséale est importante: les gens, et surtout les jeunes, ont de moins en moins accès à la réalité immédiate et à sa dimension historique.»

Bref, les musées permettent de contrebalancer la tendance au profit immédiat et aux vues à court terme en soulignant l’importance de la pérennité, du long terme.

Dora Precup, étudiante roumaine, est enthousiaste. «Quand je suis arrivée à Neuchâtel en 2006, cette formation n’existait pas et elle est tombée du ciel. Comme elle est à la fois très ciblée et très large, et surtout très professionnalisante, elle nous offre beaucoup d’opportunités pour la suite. Avec ce master, je sais que je pourrai travailler n’importe où, ici, en Roumanie ou ailleurs.»

La Suisse a les têtes et l’argent

Il est juste que la Suisse dispose enfin d’une véritable filière muséale puisqu’elle est une plaque tournante du marché de l’art après New York et Londres. «En raison de son droit très laxiste et de ses ports francs, c’est un lieu de passage et de dépôt privilégié», constate M. Griener.

Le ME de Neuchâtel se fait en collaboration avec l’Ecole du Louvre de Paris, grâce à l’introduction du processus de Bologne dans les universités européennes, ainsi que par les contacts de Pascal Griener, lui-même ancien élève.

La Suisse est un terrain favorable aussi en raison des grosses fortunes issues du développement industriel qui ont permis, dès le début du 20e siècle, la création de prestigieuses collections héritées par les musées. Il y a aussi Bâle, sa foire d’art contemporain créée par le grand marchand Beyeler et le musée de ce dernier.

Et il y a aussi ces centres d’art qui ont favorisé l’émergence des «faiseurs d’expositions» comme Harald Szeemann à Berne ou, plus récemment, Marc-Olivier Wahler, directeur du centre d’art contemporain de Paris.

Et puis le système suisse est plus récent et, surtout, moins centralisé que le français. «Créé après la Révolution, le musée était offert gratuitement à la collectivité, explique Pascal Griener. Comme il est géré par l’Etat français, on voit aujourd’hui ce dernier échanger des prestations culturelles contre… des contrats d’armements, comme le projet de Louvre bis dans les Emirats.»

La «fabrique Guggenheim»

La tendance a été amorcée par les musées anglo-saxons qui ont commencé, il y a une vingtaine d’années, à vendre des œuvres reçues pour financer de nouveaux achats. Et puisque les institutions ont intérêt à participer à ce grand business, elles se remettent à prêter des œuvres anciennes même très fragiles.

«Si vous ne prêtez pas, on ne vous prêtera rien. C’est pourquoi il n’y a jamais eu autant de transports d’œuvres d’art et je suis persuadé qu’il n’y a jamais eu autant de dégâts», s’indigne Pascal Griener.

Ce dernier se montre sévère à l’égard de ces «symptômes de dérapage de la culture et de son instrumentalisation». «Ce que j’appelle ‘la fabrique Guggenheim’ ou le ‘Macdonald’s de l’art’ fonctionne comme une multinationale.»

L’effet pervers est que «le musée dépend de plus en plus de conservateurs qui peuvent déconstruire en cinq ans ce qui a été construit en cent, car c’est très facile de se tromper dans ce marché.» Et de souhaiter que «la crise du système ultralibéral ramène les décideurs à la raison».

Moralité: les étudiants du ME, et donc le futur personnel des musées, doivent être au fait de l’évolution actuelle, recevoir un panorama complet et, surtout, le plus critique possible, dit encore M. Griener.

Formation pratique

Pour cela, le ME offre un cursus de muséologie générale, suivi d’une formation spécifique qui mêle théorie et pratique. Les enseignants sont tous des conservateurs et les étudiants terminent leur formation avec un stage de six mois sur le terrain. Pascal Griener est fier de «ce privilège tout à fait inédit»!

«Ce qui est fantastique à Neuchâtel c’est le contact avec les profs! Je vais commencer un stage dans un musée d’art et d’histoire suisse et je n’y serais jamais arrivée sans leur aide», se réjouit Dora Precup.

Et d’ajouter: «A part les étudiants qui continuent en filière master, Neuchâtel offre aussi une formation continue aux professionnels des musées, qui a un succès impressionnant, cela montre bien la crédibilité de cette formation».

Enfin, le multilinguisme suisse est encore un atout supplémentaire pour initier les étudiants aux littératures européennes et mondiales et aux courants importants dans les domaines du patrimoine et des musées. «En cela, se félicite Pascal Griener, la Suisse n’est peut être pas membre de l’UE, mais elle est la plus européenne.»

swissinfo, Isabelle Eichenberger

Avec plus de 900 musées, soit un pour 7500 habitants, la Suisse dispose de l’un des réseaux les plus denses du monde.
En 1999 on a enregistré dans l’ensemble des musées suisses plus de 10 millions d’entrées.
En 2008, les musées nationaux ont attiré 241’289 visiteurs, dont 124’279 au Musée national de Zurich.

La muséologie forme à la pratique et à la théorie des fonctions du musée: l’entreprise muséale, la conservation du patrimoine et toutes les pratiques qui lui sont liées.

Piloté par l’Université de Neuchâtel, mais commun à celles de Fribourg, Lausanne et Genève, le ME a été lancé l’automne 2008 et compte 35 places, occupées en majorité par des étrangers (l’enseignement pourrait bientôt se donner en anglais).

Cette formation de deux ans se termine par un stage de six mois dans une institution. Actuellement, des étudiants travaillent au Musée des Beaux-arts de Berlin, au Musée d’Orsay à Paris et dans de nombreux musées suisses.

Le ME se fait en commun avec l’Ecole du Louvre, la plus ancienne école de muséologie (1882) au monde. Un «gros coup» qui garantit trois places chaque année à des étudiants «neuchâtelois». Plus des échanges de doctorants

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