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Le roman provocateur d’un écrivain tessinois au Caire

Le Tessinois Marco Alloni est établi au Caire depuis 15 ans. tsr

Shaitan (Satan), le dernier roman de Marco Alloni, écrivain tessinois établi au Caire depuis quinze ans, est récemment sorti de presse en italien. Dans une interview avec swissinfo.ch, l'auteur évoque les risques d’être pris à partie par les intégristes et égratigne l’Egypte du nouveau président Mohamed Morsi.

L’histoire débute en 1972 et se déroule sur une vingtaine d’années. Deux familles du Caire, l’une française, l’autre égyptienne, se confrontent au nom de la science et de la foi. Figure principale du récit, Satan devient l’unique détenteur de la Vérité et se substitue en quelque sorte à Allah. Un livre qui peut s’apparenter à un acte de courage mais aussi à une provocation.

Né à Mendrisio (Tessin) en 1967. Etudes au Tessin et à Urbino (Italie). Journaliste et écrivain, il dirige la collection I dialoghi di Marco Alloni des éditions italiennes Aliberti.

Son premier roman La luna nella Senna – La Lune dans la Seine, publié en 1990, lui a valu le Prix «Grinzane Cavour Opera Prima» pour la première oeuvre. Il est aussi l’auteur des essais Lettere sull’ambizione – Lettres sur l’ambitionet Ho vissuto la rivoluzione – J’ai vécu la révolution, un témoignage direct de la fin de l’ère Moubarak. .

Après Shaitan, premier volume de la Trilogia di Dio e del suo contrario – Trilogie de Dieu et de son contraire, les deux autres tomes, Aqui estamos – Nous voici et Il libraio di Addis Abeba – Le libraire d’Adis Abeba sortiront prochainement de presse.

Marco Alloni collabore en outre avec la revue MicroMega et avec la Radiotélévision de la Suisse italienne (RSI).

swissinfo.ch: On parle de votre roman comme d’une sorte de blasphème sur l’Islam. Vous vivez depuis 15 ans au Caire avec votre famille, craignez-vous des rétorsions?

Marco Alloni: C’est un risque à courir, tôt ou tard. Les Musulmans intégristes n’accueilleront pas bien mon roman. J’ai déjà eu droit à des commentaires hostiles sur Facebook notamment. Selon moi, il faut savoir faire la part des choses entre la religion d’une part, la littérature et la philosophie de l’autre. On peut décréter une fatwa (condamnation religieuse) contre moi sans pour autant me faire taire.

swissinfo.ch: La peur de représailles porte à croire que dans l’Egypte de l’après Moubarak, la liberté de religion et de culte est un leurre?

M.A.: L’Egypte de Mohamed Morsi démontre clairement son caractère despotique. Les fondements mêmes de la démocratie, qui considère le dialogue et le relativisme comme des piliers de la cohabitation civile, sont en jeu. Le monolithisme culturel et religieux n’est pas compatible avec la globalisation. Shaitan se démarque d’un tel monolithisme.

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Le printemps arabe de Chappatte

Ce contenu a été publié sur Durant toute l’année 2011, le crayon acéré du caricaturiste suisse a croqué les phases importantes des révolutions en Tunisie, en Egypte, en Libye et dans le reste de la région. Les dessins présentés ici sont parus dans le quotidien romand «Le Temps», dans l’«International Herald Tribune» et dans l’édition dominicale de la «Neue Zürcher Zeitung».

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swissinfo.ch: En tant que Suisse qui vit au Caire et qui a dû se convertir à l’Islam pour épouser une musulmane, comment vivez-vous les changements en cours en Egypte? Que deviendront les étrangers, les non musulmans, dans ce pays?

M.A: La situation est préoccupante. Dans mes reportages, je tente d’expliquer que ce qui se passe aujourd’hui en Egypte est une déchirure sociale et politique, éventuel prélude à une guerre civile. Bien sûr, on pourrait aussi se contenter de décrire la situation comme la conséquence d’élections libres. Mais il s’agit d’une approche trompeuse. Une démocratie ne finit pas aux urnes mais doit être transversale. Et les manoeuvres anticonstitutionnelles du président Morsi vont dans le sens contraire. Une reconstruction sociale ne sera possible que lorsque le gouvernement abandonnera les méthodes héritées du précédent régime.

swissinfo.ch: Aujourd’hui, les Egyptiens regrettent-t-ils Moubarak?

M.A.: Il y a des nostalgiques, comme il y a eu les nostalgiques de Pinochet ou de Mussolini. Mais il y a aussi ce que l’on nomme ici hezb el-canaba, soit le «parti du divan», la majorité silencieuse qui ne regrette pas tant Moubarak que le statu quo de stabilité relative et d’ordre qui régnait sous l’ex-raïs. Ce genre d’attitude est propre à toute révolution: lorsque les résultats tardent à arriver, il peut y avoir la tendance à regretter le passé. Heureusement que ce genre de réaction se heurte à un front progressiste décidé à ne pas céder. Si les gouvernements occidentaux assumaient leurs responsabilités, ils devraient soutenir cette frange et en transmettre le message au lieu de parler cyniquement d’«automne arabe».

La «Révolution du Nil» a été provoquée à la suite d’un vaste mouvement de contestation du président Hosni Moubarak, entamé dès le 25 janvier 2011. D’abord pacifique à l’exemple du «Printemps arabe» de Tunisie, il a dégénéré en heurts violents qui ont fait de nombreuses victimes parmi les civils et les forces de l’ordre.

Le 11 février 2011, après moult tergiversations, le Rais annonce sa démission, mettant officiellement un terme à la Révolution du Nil.

Son successeur, Mohamed Morsi, 61 ans, membre des Frères Musulmans, a été élu le 24 juin 2012.  Durant ces dernières semaines, les manifestations ont repris, provoquées par les opposants à la politique du nouveau président qui préconise une «reconstruction» de l’Egypte basée sur la Sharia, la loi coranique.

swissinfo.ch: Quelles sont les difficultés auxquelles un étranger intellectuel et athée comme vous se heurte dans ce pays?

M.A.: Une infinité, mais il s’agit des difficultés de qui vit dans le Tiers-Monde, pas forcément dans un pays islamique. Il faut  cohabiter avec le chaos, l’inefficacité, l’anarchie, la pauvreté, la désorganisation. Personnellement, je n’ai pas eu de problèmes avec la mentalité musulmane. Cela changera peut-être après la traduction en arabe de Shaitan. En 15 ans passés au Caire, je n’ai jamais eu de peine à côtoyer les Egyptiens, j’en ai eu plus à m’adapter à la vie du Tiers-Monde. Quelqu’un qui vient de Suisse peut craquer. Pour le comprendre, il faudrait vivre ici quelques années.

 

swissinfo.ch: Une traduction de votre livre est-elle prévue en français?

M.A.: Je vais en parler ces jours-ci avec mon éditeur. La communauté musulmane francophone est la plus importante en Europe. Il y a aussi  les liens historiques qui unissent la France au Maghreb. Et n’oublions pas qu’en France, le débat culturel sur l’Islam est beaucoup plus significatif qu’il ne l’est en Italie par exemple.

swissinfo.ch: Mis à part la famille, qu’est-ce qui vous retient encore au Caire aujourd’hui?

M.A: Ce qui m’avait poussé à quitter la Suisse. Pouvoir faire des courses à 3h du matin ou sortir fumer un narguilé à 4h. Vivre au soleil la plupart de l’année, parmi un peuple somme toute heureux, reconnaître que je suis un privilégié tout en respectant la pauvreté qui m’entoure. Avoir à portée de main la plus belle mer et le plus beau désert du monde. Mais j’apprécie surtout écrire sans devoir rendre de comptes à personne, être libre. Tout au moins aussi longtemps que les salafistes me le permettront. Et, aujourd’hui, me trouver parmi ceux qui changent l’histoire.

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