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La Suisse à la peine avec ses Yéniches

24 avril: la police bernoise se prépare à évacuer les Yéniches installés sur le terrain de l’Allmend. Keystone

Avec des dizaines de caravanes et de mobilhomes, les gens du voyage ont manifesté en avril à Berne, suscitant un vaste écho médiatique. Bien que le droit leur en soit reconnu, peu de régions leur mettent des terrains à disposition.

Il n’a pas aimé qu’ils branchent un tuyau d’eau sur un robinet des jardins familiaux sans demander la permission. Mais à part cela, Ernst Lehmann n’a rien à redire. Le solide retraité s’interrompt fréquemment dans son jardinage pour observer ce qui se passe au-delà de la clôture des jardins, chez ces nouveaux voisins qui depuis quelques jours occupent une partie de la prairie de l’Allmend, propriété de la commune de Berne.

A part l’eau courante, les nouveaux venus ont apporté avec eux tout ce dont ils ont besoin pour vivre sur la route. Leur mobilhomes modernes sont équipés de toilettes. Les plaques d’immatriculation montrent qu’ils viennent de tous les coins de la Suisse. «Regardez, nous sommes aussi ordonnés que les sédentaires. De vrais Suisses, qui payent leurs impôts, qui font leur service militaire et qui payent un loyer pour les places de stationnement», clame Mike Gerzner.

Agé de 30 ans, il est président du Mouvement des gens du voyage suisses, un groupe dissident de l’organisation faîtière des Yéniches helvétiques, que le pays reconnaît officiellement comme minorité nationale depuis 1998. 3000 à 5000 d’entre eux sont des semi-nomades, qui se déplacent durant l’été d’un endroit à l’autre, sans quitter la Suisse. Le plus souvent, ils gagnent leur vie en travaillant comme colporteurs, ferrailleurs, affûteurs, peintres ou plombiers.

La Suisse a tenté d’acculturer les gens du voyage. Entre 1926 et 1973, plus de 600 enfants sont enlevés à leurs parents via l’opération «Enfants de la grand-route» menée par la Fondation Pro Juventute.

En 1987, le président Alphons Egli présente les excuses de la Confédération. Dix ans plus tard, elle crée la fondation «Un avenir pour les nomades de Suisse» dans le but de sauvegarder et d’améliorer les conditions de vie des nomades et de respecter leur identité culturelle.

Depuis 1998, les Yéniches sont protégés par la Convention du Conseil de l’Europe sur les minorités nationales.

«La vie devient toujours plus dure»

Mais depuis des décennies, ils ne trouvent pas suffisamment de places temporaires où ils peuvent s’installer quelques jours, afin de visiter leurs clients dans une région. «Parfois, nous essayons de rester quelque part dans une prairie. Mais cela aussi devient de plus en plus difficile, parce que les paysans sont mis sous pression par les autorités». La vie de colporteur devient elle aussi de plus en plus dure. «Il y a des communes qui avertissent leurs citoyens par tracts pour qu’ils ne donnent pas de travail aux gens du voyage», déplore le jeune Yéniche, dont tous les ancêtres vivaient sur la route.

En 2003, le Tribunal fédéral (Cour suprême) a reconnu le droit des gens du voyage à disposer d’«aires de séjour et de transit» et décidé que celles-ci devaient être «prévues et assurées par la planification du territoire».

Depuis, il ne s’est pas passé grand-chose. Sur les quelque 80 aires de transit qui seraient nécessaires, il en existe tout au plus 45. La situation est à peine meilleure s’agissant des aires de séjour durant la saison froide. 15 places offrent un quartier d’hiver, alors qu’il en faudrait plus de 40.

Beat Flühler, maire de Feusisberg

Honnêtement, nous ne sommes pas intéressés à une aire de transit pour les gens du voyage.

Evacuation musclée

Parce qu’il en a «assez des promesses vides», le Mouvement des gens du voyage suisses a débarqué en avril dans la capitale: des centaines de femmes, d’hommes et d’enfants sont venus manifester pour faire connaitre leurs demandes. Le Mouvement veut se démarquer clairement des «Tsiganes» étrangers, responsables selon lui de la mauvaise image des gens du voyage.

Mais avant même d’avoir atteint son objectif à Berne, le groupe a été intercepté et conduit de l’Allmend à la périphérie de la ville. Dans les jours suivants en effet, la verte prairie devait servir de parking pour les visiteurs de la foire annuelle. La police a donc lancé un ultimatum aux gens du voyage pour vider les lieux. Au final, des dizaines de gardiens de la loi et de l’ordre ont évacué le camp, à grands renforts de dépanneuses pour les véhicules.

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La «Radgenossenschaft der Landstrasse», l’organisation faitière des gens du voyage en Suisse, n’a pas participé à la manifestation, mais elle ne s’en est pas non plus distancée. «L’action s’est faite sans notre accord, explique son président Daniel Huber. Nous essayons plutôt de faire passer nos revendications sur le plan politique».

Sans grand succès jusqu’ici, admet-t-il, en montrant de la compréhension pour les protestations de ces dissidents. «Il y a clairement trop peu de places». Si l’on excepte Argovie, les Grisons et en partie au moins St Gall et Zurich, les cantons n’ont pas apporté grand-chose de concret. «Maintenant, on en arrive au point où les gens du voyage réclament leurs droits», constate Daniel Huber.

Tsiganes : Cette expression était encore considérée comme une injure il n’y a pas si longtemps. En Allemagne et en Autriche surtout, des Roms autrefois persécutés refusent l’appellation de Tsiganes donnée par les nazis qui avaient assassiné plusieurs centaines de milliers des leurs. La notion de «gens du voyage» s’est donc introduite depuis les années septante. Aujourd’hui, de nombreux Yéniches, Sinti et Roms revendiquent avec fierté le nom de Tsiganes.

Roms: C’est le terme général qui désigne toutes les tribus parlant romani ou qui partagent l’origine et le mode de vie des Roms. Originaires d’Inde et de Perse, ils ont migré depuis le IXe siècle surtout en direction de l’Europe. On estime qu’il y a aujourd’hui entre huit et dix millions de Roms dans le monde. Leur association internationale, l’Union des Roms a été reconnue par l’ONU en 1979.

Sinti: Les Sinti sont les descendants des Roms immigrés en Europe centrale au XVe siècle. On les trouve surtout en Allemagne, en France et en Italie. En France, ils se nomment également Manouches.

Yéniches: Les Yéniches forment un groupe à part ayant leur propre langue, qui comprend des éléments de rotwelsch, la langue des nomades au Moyen Âge, de yiddish, mélange d’allemand et d’hébreu, et de romani. En Suisse, 90% des gens du voyage sont yéniches. Ils sont estimés à plus de 30’000, dont 10% de semi-nomades.

Ils sont inscrits à l’année dans une commune où ils passent l’hiver et où leurs enfants fréquentent l’école. S’ils prennent la route, de février-mars à août-octobre, les enfants suivent le programme scolaire sous supervision des parents et de professeurs privés.

Ils ne voyagent qu’en Suisse, en «familles» jusqu’à 20 personnes dans 2 à 8 caravanes maximum et exercent leurs métiers traditionnels de forains, rémouleurs, vanniers et colporteurs. Chrétiens, il se réunissent en convois plus importants pour des pèlerinages, comme celui des Saintes-Maries-de-la Mer (France) qui réunit chaque 24-25 mai les gens du voyage d’Europe.

(Source: Office fédéral de la culture)

«Il faudrait d’énormes investissements»

Schwytz, où de nombreux Yéniches ont leurs racines, fait justement partie des moutons noirs parmi les cantons suisses. Peter Reichmuth, secrétaire du département schwytzois de l’économie, et notamment «personne de contact» pour les demandes des gens du voyage, est bien conscient que depuis des années, les cantons sont dans l’obligation de mettre des places à disposition. Pour lui, il est faux de dire que rien n’a été fait, comme en témoignent les nombreuses démarches entreprises ces dernières années. Après le refus par les citoyens d’une place de transit dans le chef-lieu, le gouvernement cantonal a adopté à fin 2012 un concept qui règle la répartition des tâches et du financement entre le canton et les communes.

«Nous sommes dans une phase de négociations intensives, avec pour objectif de créer une à deux aires de transit dans le canton». Un premier résultat serait déjà en vue. «Les responsables des remontées mécaniques de Hoch-Ybrig sont prêts à mettre le parking de la station inférieure à disposition des gens du voyage suisses pendant les mois d’été, pour autant qu’il n’y soit pas prévues de manifestations spéciales», note Peter Reichmuth.

Pour autant, le canton de Schwtyz n’a encore aucune aire de séjour. Il n’offre qu’une aire de transit, dans la commune de Feusisberg. En théorie tout au moins…

Pas d’infrastructure

«Cette place ne peut pas être utilisée, explique Beat Flühler, conseiller communal en charge du dossier. En ce moment, on y trouve des tas de troncs d’arbres coupés dans la forêt juste derrière». Cela fait des années qu’on n’a plus vu de gens du voyage ici. Le terrain n’a ni eau ni électricité ni installations sanitaires. Pour en faire un vrai terrain de transit, «il faudrait consentir de gros investissements», admet Beat Flühler, également vice-président de la commune.

Récemment, Feusisberg s’est fait un nom en tant que «commune la plus attrayante de Suisse», dans un classement du magazine Die Weltwoche. Au sud du Lac de Zurich, le village qui compte pratiquement un millionnaire sur cinq habitants s’est distingué pour son marché du travail, son développement démographique, l’activité de son secteur de la construction, sa structure sociale, sa richesse et naturellement son faible taux d’imposition.

Autant dire que la commune n’a pas de problèmes financiers. Pourtant Beat Flühler admet qu’«honnêtement, elle n’est pas intéressée à une aire de transit pour les gens du voyage».

Les villes de Berne et de Bienne veulent mettre chacune un terrain à disposition des gens du voyage où 50 caravanes ou mobilhomes pourraient rester jusqu’au mois d’août. Les deux villes du canton de Berne veulent ainsi se donner un peu de temps pour régler le problème des aires de séjour à moyen et à long terme.

Le président du gouvernement bernois a annoncé la perspective de voir le canton créer au moins trois à cinq nouvelles aires de séjour et de transit pour les Yéniches, ainsi qu’une à deux aires de transit pour les gens du voyage étrangers.

Le mois dernier, les organisations de défense des droits de l’homme avaient dénoncé l’intervention de la police contre les manifestants yéniches à l’Allmend à Berne, la qualifiant de «dégradante». La Société pour les peuples menacés et Amnesty International avaient également regretté «le manque volonté politique de trouver une solution respectueuse [pour les gens du voyage]».

(Traduction de l’allemand: Marc-André Miserez)

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