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Seulement pour les clients allemands et français?

Les grandes banques suisses ne veulent plus d’argent non déclaré en provenance de France et d’Allemagne. Keystone

Les grandes banques suisses ne veulent plus que des fonds «propres», surtout s’ils sont allemands et français. Elles sont en revanche moins restrictives vis-à-vis des clients de pays moins puissants. Cette stratégie à géométrie variable a-t-elle un avenir?

Les deux grandes banques suisses UBS et Credit Suisse (CS), mais aussi la banque privée Julius Bär, ne font pas mystère de leur détermination à vouloir régler leurs problèmes avec les fortunes non déclarées de leurs clients en France et en Allemagne. Elles l’ont communiqué de manière très claire à leurs clients depuis l’échec de l’accord sur l’impôt à la source libératoire. Le CS semble être particulièrement pressé: la banque a indiqué vouloir se séparer dès 2014 des clients qui n’auraient pas mis de l’ordre dans leur situation fiscale.

Les contribuables allemands et français en délicatesse avec leur fisc ne peuvent sortir du mauvais pas où ils sont qu’en se dénonçant eux-mêmes s’ils ne veulent pas commettre de nouveaux délits. Ils n’ont plus d’autres alternatives. «Mais il n’est pas toujours aussi simple et aussi rapide de se dénoncer soi-même», critique Andreas Böhm, expert en questions fiscales, du bureau d’avocats du même nom à Berlin. Au moins trois nouveaux clients viennent chaque semaine demander de l’aide.

Or certaines raisons plaident aussi contre la dénonciation. Dans certains cas, rares il est vrai, il n’y aura pas assez d’argent pour payer les impôts rétroactifs qui seront réclamés par le fisc en cas de divulgation des comptes. Souvent, les clients expliquent que des querelles familiales, par exemple à propos d’héritages, compliquent la donne.

En Allemagne, le nombre d’«auto-dénonciations» de contribuables souhaitant déclarer leur fortune a dépassé 50’000. De nombreux comptes illégaux étaient gérés par les banques suisses. Ces dernières années, plusieurs Länder allemands ont acheté des CD de données volées et font pression avec ces informations.

En 2010, le bureau de conseil Booz & Company estimait que 80’000 personnes résidant en France avaient des fonds non déclarés dans des banques suisses. Depuis, plusieurs milliers de personnes ont profité d’une amnistie fiscale en 2009.

Le montant total des fonds des clients français sur des comptes suisses atteindrait 83 milliards de francs, selon Booz & Cie. L’Europe (et surtout l’Allemagne et la France) est, pour la Suisse, le marché le plus important pour la gestion de fortune.

Les pays extra-européens représentent un potentiel de forte croissance pour les banques suisses. «Ces dernières années, nous enregistrons un fort afflux de fonds, en particulier en provenance des pays émergents comme l’Amérique latine ou l’Asie», a déclaré en juillet un porte-parole du CS interrogé par swissinfo.ch

Pourquoi une telle urgence?

Selon Andreas Böhm, la principale raison poussant certains contribuables à ne pas se dénoncer est le fait qu’ils ont d’autres comptes non déclarés et qu’ils ont commis d’autres délits relevant de la soustraction fiscale. «Si l’on ne déclare pas tout, la dénonciation ne sert à rien.» Il faudra alors beaucoup de temps à certains clients allemands pour «régler leur situation fiscale». Mais leur banque ne veut pas leur laisser un tel délai.

Credit Suisse explique: «Nous informons nos clients allemands depuis un certain temps déjà qu’ils doivent examiner individuellement leur situation fiscale et, le cas échéant, qu’ils doivent la mettre en ordre. Nous devrons nous séparer des clients qui ne veulent pas le faire.»

UBS a fixé à fin 2014 le délai imposé à ses clients allemands et français pour «apporter la preuve que les fonds déposés en Suisse sont imposés». Concrètement, ajoute-t-elle, «la banque mettra à disposition du client les documents nécessaires à la déclaration fiscale». Pourquoi une telle urgence vis-à-vis des clients français et allemands? Les deux banques ne veulent pas répondre à cette question.

Pourquoi pas l’Italie?

Que les grandes banques et quelques banques privées agissent ainsi seulement avec leurs clients en Allemagne et en France s’explique de deux manières, souligne Sergio Rossi, professeur de macroéconomie et d’économie monétaire à l’Université de Fribourg.

La première raison est que la France et l’Allemagne sont les marchés les plus importants de la Suisse. «La majorité des clients étrangers des banques vient de ces deux pays, explique Sergio Rossi. Deuxièmement, le traité sur l’impôt libératoire, appelé aussi accord Rubik, a échoué avec l’Allemagne et la France. C’est pourquoi les banques accroissent leurs pressions pour que les fonds déposés sur des comptes suisses soient soumis à l’impôt. Les banques savent qu’elles ont fait des affaires illégales en Allemagne et en France. En Allemagne, les employés du CS et d’UBS sont d’ailleurs dans le collimateur de la justice.»

La publication de cas de fraude fiscale commis par des personnalités connues, comme l’ancien ministre français du budget Jérôme Cahuzac ou Uli Hoeness, président du FC Bayern de Munich, a aussi augmenté la pression. Pour les grandes banques et Julius Bär, l’Italie est beaucoup moins importante. «Les banques savent que Rome fera nettement moins pression, politiquement, car la Péninsule a beaucoup d’autres problèmes à résoudre avant de s’attaquer à la question de la fraude fiscale», ajoute Sergio Rossi. Les clients italiens déposent leur argent surtout à Lugano. Un accord avec l’Italie serait néanmoins très important pour la place financière tessinoise.

Le gouvernement italien présentera d’ici à la fin de l’année un plan incitant les citoyens italiens à régulariser leurs avoirs non déclarés à l’étranger. C’est ce qu’a déclaré récemment le ministre de l’Economie Fabrizio Saccomanni dans une interview au Corriere della Sera.

Cette mesure prévoit un «rabais» sur les sanctions prévues à l’encontre des détenteurs d’argent caché au fisc.

Le gouvernement de la péninsule, qui a régulièrement eu recours à de telles mesures par le passé, espère récupérer quelque 5 milliards d’euros lors de la première année.

Berne et Rome ont par ailleurs repris des discussions en vue de la conclusion d’un accord en matière fiscale. Aucune entente n’est toutefois en vue.

Argent blanc ici, argent noir là?

Pirmin Hotz, fondateur d’une société de gestion de fortune du même nom à Baar (canton de Zoug), connaît bien la situation. Son cabinet, un des plus grands de Suisse, gère pour 80% des clients suisses et pour 20% des clients allemands. «Les grandes banques suisses demandent une autorisation selon laquelle ils pourraient communiquer leurs revenus aux autorités, ce qui revient, de fait, à une publication des comptes.»

Le gérant de fortune s’étonne de ces pratiques: selon lui, les banques se séparent, d’un côté, de clients de longue date situés dans leurs marchés commerciaux les plus importants, mais, de l’autre, elles veulent explicitement conquérir de nouveaux marchés et d’importants segments de clients au Proche-Orient, en Amérique du Sud, en Afrique, en Chine ou en Russie. La question se pose de savoir si cette stratégie est compatible avec celle de l’argent propre.»

Pour Pirmin Hotz, cela revient à «poursuivre une stratégie d’argent blanc sans compromis dans les pays où la pression est la plus grande – USA, Allemagne, France – où l’on se dépêche d’obéir. Mais, en même temps, nous accueillons volontiers l’argent «plus sale» d’oligarques corrompus ou de fonctionnaires d’Etats totalitaires ou sensibles, comme l’Arabie Saoudite, le Vénézuela, la Russie ou la Chine.»

Le cas indien

Pirmin Hotz doute du succès de cette double stratégie, à moyen ou à long terme. Il n’est plus possible, selon lui, de stopper le train de l’échange automatique d’informations (EAI). «C’est pourquoi il est dangereux de ne mettre en œuvre une stratégie parfaite de l’argent propre que dans les endroits où le train est déjà passé et, dans les endroits où il n’est pas encore arrivé, où des conditions de (non) droit existent encore, de continuer à gérer des fonds gris, noirs et noirs foncés. Cette stratégie pourrait se transformer en boomerang, à moyen ou à long terme.»

Les banques suisses ne risquent-elles pas, un jour, de recevoir la facture des fonds non déclarés en provenance de ces pays? A cet égard, le cas de l’Inde est exemplaire. En août, l’Inde, entre autres pays, s’est basée sur les données volées à la banque HSBC à Genève pour déposer une demande d’entraide administrative à la Suisse parce qu’elle soupçonne des fonds non déclarés déposés par certains de ses contribuables en Suisse. Berne a d’abord opposé une fin de non-recevoir à la requête.

L’Inde s’est alors tournée vers l’OCDE, avec l’Espagne et les Pays-Bas pour obtenir gain de cause. Craignant alors de voir la Suisse à nouveau placée sur liste noire, le Conseil fédéral n’a pas attendu pour réagir et décider d’assouplir ses règles sur l’entraide administrative pour les délits fiscaux.

Credit Suisse ne veut pas répondre aux critiques émises contre ce que Pirmin Hotz nomme une «double stratégie». Sollicitée par swissinfo.ch sur la stratégie d’argent propre, la banque répond, par écrit: «Credit Suisse a clairement orienté sa politique commerciale globale dans la banque privée sur la gestion de fonds imposés.»

L’Association suisse des banquiers (ABS) répond de manière similaire: «Aucune banque, en Suisse, n’a intérêt à accepter de l’argent non taxé, quelle que soit son origine. Les fortunes non déclarées ne doivent pas être acceptées. C’est une partie de notre stratégie. Dans ce domaine, la donne a changé», explique la porte-parole Sindy Schmiegel. Le gérant Pirmin Hotz entend bien le message, mais n’y croit guère. «Je suis réaliste», dit-il.

Contre une voie solitaire

Si les banques ne veulent plus que de l’argent propre, pourquoi l’ASB est-elle opposée à la stratégie de l’argent propre du Conseil fédéral (voir encadré ci-dessous) depuis l’échec de l’impôt libératoire? «Nous nous opposons à un contrôle systématique et permanent de nos clients, surtout les clients existants. Cette mesure n’a aucun équivalent sur le plan international. La tendance va clairement en direction de l’échange automatique. Pour les banques suisses, exécuter ce contrôle en plus de ce standard international revient à suivre une voie solitaire. C’est clairement un désavantage concurrentiel», précise Sindy Schmiegel.

Le Conseil fédéral (gouvernement) a décidé de geler vendredi l’introduction d’obligations de diligence pour les banques. Il préfère miser sur l’échange automatique d’informations et a décidé d’attendre l’adoption d’une norme internationale qui permettra à la Suisse de conclure des accords correspondants.

Selon l’exécutif, un standard international devrait émerger dans un «avenir prévisible». Une extension des obligations de diligence des banques doit être coordonnée avec d’éventuels accords d’échange automatique d’informations. Elle sera appliquée «à titre complémentaire» avec les Etats avec lesquels la Suisse ne conclut pas d’accord d’échange automatique d’informations.

Découlant de la stratégie de l’argent propre, le projet proposé fin février par le gouvernement avait été très mal accueilli par les banquiers et le camp bourgeois. Les nouvelles obligations auraient augmenté la responsabilité des banquiers dans la lutte contre l’argent non déclaré contre la fraude fiscale.

Source: ATS

(Traduction de l’allemand: Ariane Gigon)

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