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Une exposition d’objets africains sur la sellette

Tête Janus, Katsina, Nigeria, 3e-4e siècle. Studio Ferrazzini Bouchet

Dénonçant le pillage du patrimoine archéologique africain, une dizaine de spécialistes pointe une exposition genevoise et sa caution scientifique. Les accusés estiment que les signataires de cette tribune se trompent de cible.

L’affaire fait resurgir une réalité aux conséquences encore mal évaluées et reconnues, celle du siphonage incessant du continent africain, de ses forces vives durant les siècles de l’esclavage, de ses matières premières dès l’époque coloniale et, aujourd’hui, de sa mémoire historique.

Dans une tribune intitulée Le pillage de l’histoire africaine parue cette semaine dans le quotidien suisse Le Temps, Eric Huysecom, professeur d’archéologie à Genève et Bamako pointe une exposition intitulée Terres cuites africaines: un héritage millénaire présentée actuellement au musée genevois du célèbre collectionneur Jean Paul Barbier-Mueller

Le texte a reçu le soutien d’une dizaine de personnalités dont Hamady Bocoun, directeur du Patrimoine national du Sénégal, son homologue du Niger Oumarou Ide ou Marie-Claude Morand, présidente pour la Suisse du Conseil international des musées.

Sortie illégale

Selon Eric Huysecom, les pièces archéologiques de cette collection de terres cuites d’Afrique ne peuvent qu’être sorties illégalement des pays comme le Mali où elles ont été découvertes.

«Elles proviennent de sites découverts après 1977 pour apparaitre sur le marché en 1979. Or la toute première ordonnance malienne dans ce domaine date de 1973», assure le professeur, qui enseigne l’archéologie à plus de 50 étudiants dans la capitale malienne.

Et d’ajouter: «Ces pièces sont donc forcément sorties du Mali illégalement suite à des pillages, les trouvailles accidentelles étant très rares.»

S’estimant injustement attaqué, Jean Paul Barbier-Mueller rétorque: «On m’associe à ce trafic comme si j’étais un ignoble délinquant, alors que depuis 32 ans, sans subvention aucune, j’ai fait des expositions dans le monde entier et contribué à faire rayonner la Genève culturelle.»

Connues de longue date

Selon le collectionneur, les accusations d’Eric Huysecom ne concernent que quelques pièces archéologiques sur les plus de 200 exposées. «Toutes les autres sont de facture récente, qu’il est possible d’acheter chez le potier du coin», souligne Jean Paul Barbier-Mueller, qui précise avoir acquis les terres cuites pointées par l’archéologue genevois entre 1970 et 1988.

«Ces pièces ont déjà fait l’objet d’une publication en 1983, lors de l’exposition Art ancien du Mali dans notre musée, sans que cela soulève de critiques ou de plaintes», plaide encore le collectionneur, qui assure avoir cessé l’achat de ces pièces archéologiques dès qu’il a su qu’elles posaient problème.

Loi suisse lacunaire

De son coté, Eric Huysecom n’accuse pas le collectionneur genevois de violer la loi: «Jean Paul Barbier-Mueller respecte la législation à la lettre. Mais le droit suisse est lacunaire dans ce domaine.»

De fait, la loi fédérale sur le transfert des biens culturels, entrée en vigueur en 2005 ne s’applique pas avec effet rétroactif. Les objets acquis avant cette date y échappent par conséquent.

De son coté, le collectionneur ajoute: «La Suisse a adopté une forme assez alambiquée de loi suite à sa ratification de la Convention de l’UNESCO de 1970.»

Selon Jean Paul Barbier-Mueller, la loi helvétique repose en effet sur la conclusion d’accords bilatéraux avec les Etats. «Or tous les pays du monde ont été contactés et aucun pays d’Afrique sub-saharienne n’a réagi, à commencer par le Mali», relève-t-il.

Caution scientifique

Mais plus que le collectionneur, la tribune publiée dans Le Temps met tout particulièrement en cause Boris Wastiau, directeur du Musée d’ethnographie de Genève pour avoir contribué et codirigé la publication du catalogue de l’exposition.

«Le nouveau directeur apporte sa caution scientifique à cette collection. Déontologiquement, ce n’est pas acceptable. C’est du blanchiment», assène Eric Huysecom.

Selon l’archéologue, une telle exposition accompagnée d’un catalogue enrichi de textes scientifiques permet ensuite de vendre sans risque ce genre de pièces archéologiques. Une option que Jean Paul Barbier-Mueller affirme ne pas envisager.

De son coté, Boris Wastiau tient d’emblée à préciser: «Je travaille depuis une dizaine d’années sur le trafic illicite de biens culturels en Afrique, en particulier le pillage des musées nationaux africains.»

Un engagement que partagent, selon l’ethnologue belge, les 23 contributeurs scientifiques du catalogue de l’exposition Barbier-Mueller.

Détenteurs provisoires

Selon Boris Wastiau, ce catalogue – avec ses reproductions et ses informations – fait justement œuvre de transparence: «Que cela soit le fait du Musée Barbier-Mueller ou d’un autre, je trouve positif de publier les collections. Et ce alors que la plupart des collections privées ne sont pas visibles et ne font l’objet d’aucune publication. Montrer et publier permet le débat qui nous occupe et d’éventuelles réclamations.»

Pour Boris Wastiau, la cause est d’ailleurs entendue: «Dans les années qui viennent, se posera de plus en plus la question de la propriété des biens culturels. Par exemple, des représentants des peuples amérindiens viendront tôt ou tard nous demander de restituer certains objets issus des collections du Musée d’ethnographie de Genève et nous collaborerons ouvertement avec eux. Dans cette perspective, je considère les musées comme les détenteurs provisoires de leur collections.»

swissinfo, Frédéric Burnand, Genève

La Haye La Suisse ratifie en 1962 la Convention de La Haye de 1954 sur la protection des biens culturels en cas de guerre.

UNESCO En 2003, la Suisse ratifie la Convention de l’UNESCO de 1970 contre le trafic illégal de bien culturels.

Fédéral Une nouvelle loi fédérale sur le transfert des biens culturels entre en vigueur le 1er juin 2005. Un texte que le Parlement avait accepté en juin 2003.

Unidroit La Suisse n’a toujours pas ratifié la Convention internationale Unidroit de 1995 sur les biens culturels volés ou illicitement exportés qu’elle a signée en 1996. Ce traité est plus sévère que la Convention de l’UNESCO de 1970.

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