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«Les crises économiques et les crises de confiance renforcent la démocratie»

Pour le politologue suisse Hans-Peter Kriesi, la revendication de 2011 portée par les «indignés» en Espagne «La vraie démocratie maintenant!» est porteuse d'espoir. Indiginados

Donald Trump, Marine Le Pen, Geert Wilders, Nigel Farage, Beppe Grillo, Viktor Orban, Lech Kaczinsky ou encore Christoph Blocher, en Suisse. La montée des populismes est-elle le signe d’une crise de nos démocraties? Comment y réagir? Hanspeter Kriesi, politologue suisse, nous livre ses réponses. 

swissinfo.ch: Si les Britanniques ont décidé, à la surprise générale, de sortir de l’Europe, c’est entre autres à cause d’un chiffre inventé de toutes pièces, selon lequel la Grande-Bretagne verserait 350 millions de livres à Bruxelles – par semaine. Comment les populistes anti-européens ont-ils pu remporter un référendum d’une telle importance avec un pareil mensonge? 

Hanspeter Kriesi: Ce chiffre était faux, c’est sûr, mais je ne pense pas qu’il ait été décisif. Le référendum n’a pas été gagné grâce à tel ou tel mensonge. Les Britanniques, y compris leurs élites, ont toujours été eurosceptiques. Ce qui a été décisif, c’est que le parti conservateur était divisé.

swissinfo.ch: Le fait que des hommes politiques opèrent avec des «fake news» met-il en danger les démocraties, qui reposent fondamentalement sur la confiance envers le personnel politique et les institutions? 

HP.K.: Si on dit n’importe quoi dans les campagnes démocratiques, c’est problématique. Mais il n’y a là rien de nouveau. Pour la votation populaire de 2014 sur l’initiative «contre l’immigration de masse», par exemple, il était clair comme de l’eau de roche qu’elle était incompatible avec la libre circulation des personnes dans l’UE. Malgré tout, les auteurs UDC de l’initiative ont assuré que leur initiative était compatible.

Aujourd’hui, Christoph Blocher, le grand stratège de l’UDC, affirme que les électeurs savaient que cette initiative était incompatible avec la libre circulation des personnes. 

swissinfo.ch: En 1992, Blocher avait conduit les électeurs suisses à refuser l’entrée de la Suisse dans l’Espace Économique Européen, ancêtre de l’Union européenne (UE). Peut-on dire que cela a marqué la naissance du populisme de droite en Suisse? 

HP.K.: Oui, c’est à partir de ce vote que l’UDC a commencé à progresser en Suisse. Mais contrairement à d’autres partis d’extrême-droite, l’UDC n’a pas commencé par mobiliser contre l’immigration, mais contre l’UE. Dès 1986, elle faisait campagne contre l’adhésion de la Suisse à l’ONU, sans succès il est vrai. En s’opposant à l’adhésion de la Suisse à l’EEE, elle a fini par gagner, quoique de justesse. Ce n’est qu’ensuite qu’elle a découvert le thème de l’immigration, et plus tard encore de l’islam.

Ce n’est pas un hasard si en Europe, les partis d’extrême-droite prospèrent sur ces deux thématiques jumelles: l’intégration européenne et l’immigration. Car leur credo, c’est la défense de l’État-nation. Pour eux, la souveraineté et la culture nationales doivent être défendues contre le multiculturalisme, l’intégration européenne et la mondialisation. 

Hanspeter Kriesi Apochroma

swissinfo.ch: La Suisse est-elle perçue en Europe comme un précurseur en matière de populisme de droite? 

HP.K.: La montée du populisme a commencé en France au début des années 1980 avec le Front National. Et en 1992, comme nous l’avons dit, l’UDC a commencé à progresser en Suisse. Mais on ne peut pas dire qu’elle serve de modèle aux autres. Ce rôle revient plutôt au Front National. 

swissinfo.ch: En France, les élections présidentielles se sont soldées par un fiasco pour les deux partis de gouvernement traditionnels. À eux deux, ils ne réunissent plus qu’un quart des voix à peine. Les partis populaires traditionnels sont-ils en train de vivre leurs dernières heures au profit de mouvements comme celui d’Emmanuel macron, «En marche»?

HP.K.: En France, les partis sont classiquement faibles, c’est une différence par rapport à d’autres pays. En Suisse, ils sont beaucoup plus forts et solides. Cette relative volatilité des partis français n’est pas une nouveauté. Les gaullistes, par exemple, n’arrêtent pas de changer le nom de leur parti. Mais le problème a atteint une ampleur sans précédent. Peut-être que le mouvement de Macron donnera naissance à un nouveau parti de centre gauche qui supplantera le parti socialiste. 

swissinfo.ch: Les partis suisses pourraient-ils connaître eux aussi une telle évolution? 

HP.K.: En Suisse, les nouveaux partis ont plus de mal à s’imposer qu’ailleurs. Les deux derniers exemples en date ont été les Verts et l’Union démocratique du centre. Les premiers se sont scindés en deux groupes, avec les Verts d’un côté et les Vert’libéraux de l’autre. Quant à l’UDC, concrètement, elle a absorbé toute la frange des partis et groupuscules d’extrême-droite. Ce qui lui a permis de devenir un grand parti de mouvements d’extrême-droite qui enregistre de beaux succès. Le système des partis en est sorti plus consolidé que fragmenté. 

swissinfo.ch: L’Allemagne est une démocratie solide, avec une économie solide, mais qui doit composer aussi avec une extrême-droite très radicale et fortement opposée à la chancelière Angela Merkel et à son parti, la CDU, ainsi qu’aux sociaux-démocrates. Peut-on parler, comme certains le font, d’une crise systémique qui découlerait de la crise bancaire et financière de 2007/2009? 

HP.K.: Je remets en cause cette idée qu’un pays comme l’Allemagne soit face à une crise systémique. Cela fait déjà longtemps que les partis ne sont plus les organisations les plus dignes de confiance, et pas seulement en Allemagne. Mais en Allemagne, il n’y a eu ni recul de la satisfaction des citoyens envers la démocratie, ni de la confiance dans le gouvernement.

Dans le nord-ouest de l’Europe, la crise financière et économique n’a globalement pas affecté la satisfaction des électeurs envers la démocratie, car les grands partis n’ont pas repris l’euroscepticisme et le refus de l’immigration et de l’islam propres à l’extrême-droite. En revanche, cette perte de confiance est patente dans le sud de l’Europe. 

swissinfo.ch: L’Italie est une démocratie en crise quasi-permanente. Matteo Renzi a complètement échoué avec sa réforme de la constitution, et aussi en tant que premier ministre, en voulant améliorer la gouvernabilité du pays par un redimensionnement du Sénat. Et avant lui, tous ses prédécesseurs s’étaient aussi cassé les dents, y compris Berlusconi. Peut-on parler de démocratie sans espoir? 

HP.K.: Effectivement, la situation italienne peut parfois sembler désespérée. Mais je dois vous corriger sur un point: Matteo Renzi n’a pas échoué complètement en tant que premier ministre. Son gouvernement a mené plus de réformes que tous les gouvernements précédents réunis, malgré de grands obstacles institutionnels.

L’Italie a un système parlementaire absolument symétrique, dans lequel les deux chambres ont exactement les mêmes compétences. Le parti de Renzi n’avait la majorité qu’à la Chambre des députés, pas au Sénat, ce qui bien sûr n’a pas aidé son gouvernement à faire passer ses réformes. 

swissinfo.ch: Y a-t-il une issue? 

HP.K.: Il aurait fallu effectivement adopter ce projet lors du référendum. Cela aurait permis au système de fonctionner plus efficacement. Mais ce qu’il y a de problématique, ou de désespéré, dans la démocratie italienne, c’est que les citoyens n’ont pas du tout envie que le système politique soit plus efficace. C’est du moins ma supposition. Ils préfèrent un système qui ne fonctionne pas à un système efficace qui leur dise ce qu’ils ont à faire. 

swissinfo.ch: Les «nouvelles têtes» du Mouvement cinq étoiles de Beppe Grillo, ancien humoriste et populiste, qui a coiffé au poteau les partis italiens, n’apportent souvent aucune amélioration. Quel est le problème des mouvements populistes lorsque leurs membres remportent des élections et arrivent au pouvoir? 

HP.K.: Bonne question. Les mouvements populistes fonctionnent mieux dans l’opposition. Quand ils sont au pouvoir, ils ont souvent du mal à prouver qu’ils font mieux que les autres. Trump en est un exemple quotidien.

Le Mouvement cinq étoiles dirige deux grandes villes italiennes. À Turin, cela fonctionne assez bien, mais à Rome, pas du tout. Mais c’était déjà comme ça avant dans la capitale, parce qu’elle est très difficile à gouverner. 

swissinfo.ch: En Autriche, Wolfgang Schüssel, quand il était à la chancellerie, avait intégré le parti d’extrême-droite FPÖ au gouvernement. Quelle est la meilleure recette pour juguler le populisme: le faire participer à l’exercice du pouvoir ou le tenir à l’écart, comme le font en Allemagne Merkel, la CDU et le SPD? 

HP.K.: La Suisse aussi a intégré l’UDC. Elle participe au gouvernement depuis des décennies. En Hollande, un gouvernement minoritaire a reçu le soutien du parti de Geert Wilders. Idem au Danemark, pendant deux ans. En Finlande, des «True Finns» participent au gouvernement, et aussi des populistes en Norvège. Il y a de nombreux exemples qui montrent que faire participer l’extrême-droite au gouvernement fonctionne plutôt bien. Mon hypothèse est que les mouvements d’extrême-droite deviennent des partis normaux car ils défendent des revendications importantes de la population. Sur de nombreux points qui ne concernent pas ces revendications centrales, on peut sans problème travailler avec eux. 

swissinfo.ch: Est-ce valable partout? 

HP.K.: Ce qui est décisif, c’est la nature du système démocratique: face aux démocraties de consensus citées plus haut, il y a les démocraties majoritaires. La France, la Grande-Bretagne en font partie, mais aussi, plus récemment, la Pologne et la Hongrie. Dans ces pays, la question n’est pas de savoir s’il faut collaborer avec les populistes, en faire des partenaires, mais de savoir si les populistes remportent les élections et donc prennent le pouvoir pour gouverner seuls.

Au second tour de l’élection présidentielle française, c’était tout ou rien. En Hongrie et en Pologne, Viktor Orban et Lech Kaczynski n’ont rien de réjouissant. Il n’en reste pas moins que ce sont des démocrates, qui ont été élus par une majorité, et qui ne sont pas arrivés au pouvoir par la force. Mais ils ont une vision anti-libérale de la démocratie: ils s’appuient sur la majorité, et les minorités ne sont pas protégées. Idem pour le pluralisme, c’est-à-dire la diversité des idées et des opinions. Et ils s’acharnent sur l’opposition.

La séparation des pouvoirs est un grand problème pour eux, ils combattent la justice et les médias critiques. Et ils tentent de rendre les organisations non-gouvernementales illégales. La Hongrie va jusqu’à fermer des universités. Le problème, c’est que ces dictateurs en herbe s’appuient uniquement sur le principe démocratique de l’élection par une majorité. Mais ils nient le fait que les élections comportent aussi des processus ouverts de formation de l’opinion, que les minorités doivent être prises en compte, et que les garde-fous judiciaires doivent être respectés. Le problème, ce sont donc les populistes dans les systèmes présidentiels et les systèmes parlementaires au fonctionnement fortement majoritaire. Les populistes enfreignent les principes libéraux de la démocratie en invoquant le principe démocratique. 

swissinfo.ch: Anne Applebaum, historienne et journaliste américaine, voit des parallèles entre la situation actuelle et les années 1930. L’un de ces aspects, c’est le populisme. Elle craint même une nouvelle guerre. Vous partagez ce pessimisme?

HP.K.: Je suis optimiste. Les Européens sont peut-être insatisfaits de la démocratie qu’ils ont. Mais ils sont très attachés aux principes démocratiques. En Espagne, il est apparu que plus les gens sont exaspérés par l’économie et le gouvernement, et plus ils exigent que l’on défende les principes démocratiques. En 2011, au plus fort de la crise économique, un mouvement est apparu, les Indignados. La revendication de ces «indignés» était: «real democracy now!», c’est-à-dire «la vraie démocratie maintenant!». Nous avons montré dans une étude que plus l’économie d’un pays va mal, plus les gens sont mécontents de la politique, et plus ils réclament le respect des principes démocratiques. 

swissinfo.ch: Le populisme serait un moyen de revitaliser nos démocraties? 

HP.K.: Les populistes mettent au défi les élites et les obligent à défendre elles aussi leurs valeurs. Le nouveau président français, Emmanuel Macron, en est un exemple typique, car c’est un fervent partisan de l’Europe. Imaginez que Martin Schulz devienne à l’automne le nouveau chancelier allemand, lui qui a longtemps présidé le Parlement européen. En même temps, il y a à la Commission européenne des personnalités comme Pierre Moscovici, qui défendent la vision d’une intégration européenne encore plus poussée. La crise actuelle que traverse l’Europe pourrait déboucher, à brève échéance, sur un grand pas en avant. Mais pour cela, il faut que les élites pro-européennes expliquent mieux leur vision.

Hanspeter Kriesi 

Hanspeter Kriesi, 67 ans, est l’un des politologues les plus respectés de Suisse. 

Depuis 2012, il est professeur de politique comparée à l’Institut universitaire européen de Florence (Italie). 

De 2005 à 2012, il a dirigé le programme de recherches «Défis posés à la démocratie au 21e siècle» du Fonds national suisse (FNS). 

Auparavant, il a enseigné aux universités d’Amsterdam, Genève, Cornell, Berlin et Zurich. 

(Traduction de l’allemand)

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