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L’heure des chefs malaimés

Rédaction Swissinfo

Depuis que ce nouveau droit démocratique de l’UE existe, plus de 50 initiatives citoyennes ont été déposées à la Commission européenne. Mais un nouveau texte, s’opposant à un accord de libre-échange avec les USA, et déjà signé par plus d’un million de personnes, suscite la grogne – de tous côtés.

La promesse de la Commission européenne sonnait et sonne toujours bien: «Vous dictez l’agenda politique!» avait expliqué le vice directeur de la Commission de l’époque, Maroš Šefčovič, le 1er avril 2012, en présentant en grande pompe le premier droit populaire transnational du monde, l’initiative citoyenne européenne.

Revendiqué par le mouvement européen «Nous somme le peuple», né après la chute du mur de Berlin, ce droit a été acquis dans le contexte de la Convention sur l’avenir de l’Europe de 2002/2003. Il correspond à la compétence du Parlement européen de soumettre des propositions de lois à la Commission européenne. Ce premier droit de démocratie directe transnationale est inscrit dans la Constitution européenne, c’est-à-dire le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009.

Deux ans plus tard, les pays membres et le Parlement européen se sont encore mis d’accord sur les règles du jeu: il faut la signature d’au moins un million de citoyennes et citoyens européens d’au moins sept pays membres, réunies en une année pour demander un projet de loi. Les signataires participent ainsi «à la vie démocratique de l’Union», comme le formule le Traité de Lisbonne.

Une petite révolution

La portée de ce principe et de sa mise en œuvre dans la loi était et reste très élevée: le principe de souveraineté populaire est enfin reconnu et il est pratiqué dans le cadre d’une union politique transnationale. L’existence même de ce droit est, de fait, une petite révolution. Elle influence aussi la vie interne des pays membres dans lesquels, jusque-là, les citoyennes et citoyens n’étaient que de simples spectateurs de la vie politique – entre deux élections parlementaires.

Bruno Kaufmann 

D’origine suisse, Bruno Kaufmann préside l’Institut européen sur l’initiative et le référendum (un laboratoire d’idées transnational) et co-préside le Global Forum on Modern Direct Democracy. Il vit en Suède, où il dirige notamment la Commission électorale de la ville de Falun. En tant que journaliste, il travaille comme correspondant au Nord de l’Europe pour le compte de la Radio et Télévision suisse alémanique et est rédacteur en chef de people2powerLien externe, une plateforme sur la démocratie directe créée et hébergée par swissinfo.chLien externe.

Plus encore: avec la possibilité de réunir les signatures nécessaires de façon électronique, grâce à un système de récolte mis disposition par l’UE, Bruxelles est allé plus loin encore qu’un pays connaissant une démocratie avec droits populaires comme la Suisse.

Le processus législatif se déroulant au sein de ce qui est actuellement l’échelon politique le plus élevé (en tout cas partiellement) est ainsi devenu l’affaire des chefs – c’est-à-dire nous: nous, les citoyens, avons notre mot à dire.

Le nouveau droit a été accueilli à bras ouverts: dès les premiers jours ayant suivi l’entrée en vigueur concrète au printemps 2012, les premières initiatives citoyennes étaient déposées sur la page internet officielle de la Commission européenne. On y trouvait une initiative des syndicats contre la privatisation de l’eau, un texte des jeunes Européens pour l’amélioration des programmes d’échange et une revendication de cercles conservateurs demandant une restriction radicale de la recherche sur les cellules souches.

Seules deux initiatives en cours

Jusqu’à ce jour, plus de 50 initiatives citoyennes ont été déposées. Trois d’entre elles ont déjà respecté tous les critères conduisant à un examen politique par la Commission européenne. Des réponses ont été apportées dans deux cas – la privatisation de l’eau et la recherche sur les cellules souches.

Tout cela serait – et est – déjà un beau succès pour la démocratie! Mais tous les problèmes, obstacles et résistances rencontrés ont saboté l’intérêt – pourtant naissant – de l’opinion publique. Aujourd’hui, seules deux initiatives sont en cours. Jusqu’ici, elles n’ont convaincu qu’environ 8000 citoyens européens de signer… 

En d’autres termes: le droit d’initiative européen traverse déjà sa crise la plus importante. Sans une réforme complète et sans efforts politiques, il semble condamné.

Pourtant, la démocratie moderne et la raison ne sont pas les seuls éléments plaidant en faveur de la participation citoyenne active dans l’UE. Quantités de personnes et d’organisations souhaiteraient faire usage de ce droit si cela était possible.

Mais tandis que la précédente Commission, sous la houlette de José Manuel Barroso, a tout fait pour contourner le droit qui lui avait été imposé, la nouvelle équipe, dirigée par le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, n’a pas encore dévoilé ses intentions à ce sujet.

Rejet sur rejet

Le commissaire Šefčovič, membre de l’équipe Barroso, s’était profilé comme partisan du droit d’initiative. Il avait même embauché des collaborateurs très compétents. En revanche, presque la moitié de toutes les initiatives annoncées restent sur le bureau de la secrétaire générale Catherine Day.

Point de vue

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Dans ses lettres de refus, elle estime que la Commission n’est pas compétente pour les révisions de lois demandées par les initiatives. Mais elle l’a fait de façon peu cohérente. Six plaintes ont déjà été déposées à la Cour de justice de l’Union européenne de Luxembourg. Cas le plus récent: l’initiative sur l’accord de libre-échange européen avec les USA ou – en des termes plus brefs et peu clairs – le TTIP («Transatlantic Trade and Investment Partnership»), dont le rejet par la Commission fait l’objet d’un recours.

Le comité d’initiative de «stop TTIP» a déjà réuni un million de signatures de manière non officielle. On ne sait pas pourquoi le comité d’initiative et la Commission n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur une formulation avant le lancement de la récolte des signatures, ce qui aurait permis un dialogue formalisé dans le cadre d’une initiative citoyenne dûment enregistrée. Ce cas montre aussi que, grâce aux nouveaux droits populaires, il est possible de mettre des questions passionnantes et engagées à l’ordre du jour de politique européenne.   

Que va-t-il se passer? Par chance, à l’intérieur de l’Union européenne, un changement est en train de se faire. Il faudra voir si le nouveau bras droit de Jean-Claude Juncker, Frans Timmermanns, ex-ministre des affaires étrangères des Pays-Bas, très engagé, parvient à lever le blocage actuel et à maintenir, au sein de l’Union également, une nouvelle réflexion proche des citoyens.  

Et, par chance également, la loi en vigueur sur l’initiative européenne exige une première révision, qui doit commencer en 2015. Ce sera l’occasion de redonner vie à un instrument prometteur, en éliminant les nombreux obstacles, en simplifiant les procédures, en analysant ce qui s’est passé jusqu’ici et en en tirant les leçons. C’est notre heure à tous, nous, les citoyennes et citoyens, les chefs malaimés de l’Europe!

(Traduction de l’allemand: Ariane Gigon)

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