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Croatie, terre de beautés et de blessures

Dubrovnik, une des plus belles cités de la Méditerranée. La vielle ville est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1979. Keystone

La Croatie entre dans l’Union le 1er juillet. Avec ses beautés naturelles, ses richesses culturelles et ses blessures mal cicatrisées, vingt ans après la guerre. Carnet de route sur sept jours et 1000 kilomètres d’un bout à l’autre du pays, des splendeurs de Dubrovnik aux fêlures de Vukovar.

Entre les verts et les turquoises de la côte de Dalmatie, à l’extrémité d’un promontoire rocheux qui s’avance dans la mer, la Perle de l’Adriatique n’a pas volé son nom. Qui cherche le paradis sur terre doit venir à Dubrovnik, écrit en 1929 George Bernard Shaw. Ce paradis-là est d’abord de pierre. Extraite, façonnée, assemblée par l’homme au fil des siècles. Pierre de taille dans toute sa sobriété, dans toute sa force, rehaussée au front des églises et des palais de dentelles et de statues gothiques et baroques. Et partout dans les rues, ce dallage lustré par 1400 ans de déambulations humaines, sur lequel la semelle glisse traîtreusement.

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Raguse, république millénaire

La liberté ne se vend pas même pour tout l’or du monde, énonce la devise de l’ancienne Raguse, fondée 120 ans après la chute de Rome. Et pour la préserver, la cité a édifié le plus formidable système de fortifications encore visible aujourd’hui en Méditerranée. Un carré de 400 mètres sur 400. Encore des milliers de tonnes de pierre. Imprenable. Raguse a été la république d’Europe qui a duré le plus longtemps. Plus que Venise sa grande rivale. Elle a résisté à tous les envahisseurs avant de connaître l’occupation napoléonienne, puis autrichienne. Aujourd’hui, elle est patrimoine mondial de l’UNESCO.

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«Sans le tourisme, nous ne sommes rien ici, énonce Pero, loueur de voitures à l’aéroport. En hiver, on a trois vols par jour, tous domestiques, alors qu’en été, ça peut aller jusqu’à 50-60, de toute l’Europe».

A tous ces visiteurs, qui en été peuvent rendre sa rue centrale aussi encombrée qu’un quai de métro à l’heure de pointe, Raguse-Dubrovnik n’offre pas que ses splendeurs. La ville ne veut pas qu’on oublie qu’elle a souffert. Au fil des siècles bien sûr, mais ça, c’est l’histoire. Non, ce qui est encore dans les mémoires, c’est la sauvagerie de la guerre d’indépendance, qui opposa de 1991 à 1995 la Croatie à ce qui restait alors de la grande Yougoslavie.

Dès la première station du tour des remparts, l’audio guide rappelle «l’agression barbare serbo-monténégrine». Il y reviendra plusieurs fois. A toutes les entrées de la ville, un plan détaillé montre chaque impact d’obus, chaque incendie, chaque toit brisé. Sans oublier les 114 martyrs, dont une galerie affiche les portraits. Et les mémoriaux, et les gerbes, et les cierges, et les affiches, et les expositions.

Printemps 1992. Bombardements et incendies ont fait leur œuvre en bordure de la Stradun, la rue principale de Dubrovnik. Thomas Kern, swissinfo.ch

Beauté encore sauvage

De Dubrovnik, à l’extrémité sud est du pays, on remonte cette côte aux 1165 îles. Nouveau choc de beauté! Ici, la nature est encore quasiment vierge du bétonnage hôtelier que les investisseurs russes ont infligé au Monténégro voisin. Le touriste loge plutôt chez l’habitant, les panneaux «Apartment» et «Sobe» (chambres) fleurissent partout.

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Barbarie contre patrimoine de l’humanité

Ce contenu a été publié sur 1er octobre 1991: l’électricité, les lignes de téléphone et l’eau sont brusquement coupés. Au large, les navires de guerre yougoslaves bloquent l’accès à la ville. Serbes et Monténégrins ne veulent pas de l’indépendance de la Croatie. Le siège a commencé. Les pires combats auront lieu le 6 décembre, quand les assiégeants lancent près de 600…

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«Nous avons eu la chance de ne pas avoir d’argent», lance ironiquement Zeljko Jembrih, ingénieur qui a travaillé pour la coopération suisse. Plus diplomatiquement, l’ambassadeur de Suisse à Zagreb Denis Knobel relève que «la guerre a ralenti le développement touristique». Pero, lui espère que l’entrée dans l’UE va attirer les investisseurs, ce qui amènera des jobs, et peut-être de meilleurs salaires. Actuellement, il gagne 700 euros par mois.

Des investisseurs qui devront compter avec une conscience écologique locale. Le dernier week-end d’avril a vu la tenue d’un referendum contre un projet de golf et de complexe immobilier de luxe à un milliard d’euros dans la région de Dubrovnik. «Un événement rare pour les Balkans, organisé au terme d’une résistance farouche», fait remarquer l’ambassadeur Knobel. Mais les citoyens n’ont été que 31,5% à se rendre aux urnes, alors que la loi en prescrit au moins 50%. Les promoteurs israéliens pourront donc construire leur «ghetto pour millionnaires», comme dit Zeljko.

Knin, la forteresse perdue

Quand on quitte la côte pour s’enfoncer dans les terres, la nature reprend tous ses droits. Vastes étendues de cailloux parsemées de végétation vert tendre, où se dressent de loin en loin des blocs de pierre monumentaux. Les villages s’espacent et ne sont bientôt plus que des groupes de deux ou trois maisons, souvent abandonnées, signalés des kilomètres à l’avance par des panneaux jaunes, marques insolites de présence humaine au milieu de nulle part. Et la voie ferrée court vers l’infini.

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Knin. Au pied des montagnes, sur la route qui mène en Bosnie, le gros bourg vit à l’ombre d’un fort qui coiffe sa colline depuis au moins mille ans. Avant la guerre, la majorité ici était serbe. Knin, ancienne ville royale croate, devint la capitale de l’éphémère République de Krajina. Après la reconquête, les Serbes qui avaient fui ne sont pas tous revenus, remplacés par des Croates de Bosnie. Partout la même histoire, en Croatie, en Bosnie, au Kosovo. La guerre chasse des populations des deux côtés, et quand les armes se taisent et que la frontière se fixe, beaucoup ne la repassent pas pour retourner chez l’ennemi d’hier. Pas facile dans ces conditions de réattribuer les logements.

En ville, l’ambiance est plutôt morose. Marija, la jeune serveuse du café qui donne sur une avenue de la gare défoncée par les travaux, n’a qu’un mot quand on lui demande ce qu’elle attend de l’UE: «Rien!» Et les investissements? «On sait dans quelles poches ils vont…» Sait-elle qu’à deux blocs de sa terrasse, une maison à l’orange presque pimpant au milieu des bâtisses délabrées a été reconstruite avec des fonds suisses?

La DDC, l’agence publique de coopération au développement, a dépensé 24 millions de francs dans cette région après la guerre. Pour reconstruire des maisons, creuser des canaux d’irrigation, soutenir des coopératives agricoles ou acheter des ambulances. Mais Zeljko, qui a désormais son bureau de consultant à Zagreb avec son ami Igor Sustic, chimiste en additifs pour ciments, se demande si certaines priorités étaient les bonnes. «On aurait dû reconstruire les usines d’abord. Après tout, les gens étaient logés. On aurait mieux fait de leur redonner un job avant un nouveau toit». Car ici, l’avenir paraît bouché.

Malgré cela, la ville est celle de Croatie qui a le plus de jeunes et d’enfants. «Normal, les gens sont au chômage et avec quatre enfants, vous pouvez vivre des allocations familiales» explique Igor. Des enfants qui jouent au ballon sous l’arche du mémorial aux martyrs de l’indépendance, seul monument rutilant au milieu de toute cette grisaille.

Ne pas oublier….

Ante Gotovina – Heroj!

La Croatie n’oublie pas non plus son général. Impossible de manquer son image, au bord des routes, sur les murs, jusque sur les mugs que vend Lana dans sa boutique de souvenirs à Zagreb. Pour elle, c’est simple: «Il a libéré le pays. C’est un chevalier».

Keystone

Sa vie est un vrai scénario de film d’action. «Ancien de la Légion étrangère, ancien barbouze lié à l’extrême droite française, instructeur de paramilitaires en Amérique latine, Ante Gotovina a un lourd dossier criminel: braquages, prise d’otage, extorsion de fonds. À ce titre, il a été condamné par la justice française», résume le Courrier des Balkans.

Dès 1991, Gotovina gravit les échelons de la nouvelle armée croate. En 1995, l’opération de reconquête baptisée «Tempête» en fait un héros. Mais il n’y a pas de guerre propre. En avril 2011, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie le condamne à 24 ans de prison pour crimes de guerre. Puis en novembre 2012, le même TPIY, statuant en appel, le lave de toutes charges. On s’étrangle d’indignation à Belgrade, jusque chez les antinationalistes. Carla del Ponte, ancienne procureure du TPIY, estime que la crédibilité même du Tribunal est mise en question. Il est vrai que jusqu’ici, il n’a condamné pratiquement que des Serbes.

L’affaire n’est toutefois peut-être pas close. Début juin, un juge du TPIY a exprimé sa «déception» après une série d’acquittements. Le procureur Serge Brammertz a admis des «erreurs graves» et s’est engagé à rouvrir certains dossiers. Il étudie notamment la possibilité de demander une révision du procès Gotovina.

«Les travaux de la justice internationale sont encore en cours. Ce sera aussi aux historiens de juger», rappelle Denis Knobel. Mais tout de même, ce nationalisme exacerbé ne fait-il pas frémir son excellence? «A voir ainsi le pays, on se croirait en Europe, mais n’oubliez pas que le plus long à changer, ce sont les mentalités».

Vukovar, cité-martyre

Une autre route. De la côte, elle traverse les modestes Alpes dinariques avant d’arriver dans la vaste plaine de Slavonie. Sous un ciel immense – comme ils le sont toujours dans les plats pays, la campagne a des allures de bocage à la française et les villages-rue s’étirent sur des kilomètres de route rectiligne – comme elles le sont toujours dans les plats pays.

Au bout de cette route, c’est Vukovar, port sur le Danube, qui marque désormais la frontière avec la Serbie. Vukovar qui vit à l’été 91, quatre ans avant Srebrenica, les pires horreurs commises sur sol européen depuis 39-45. Trois mois de siège à 1 contre 20, près de 1100 morts côté serbe et 5000 côté croate, la sinistre épuration ethnique, des réfugiés par dizaines de milliers et les splendeurs baroques d’une cité autrefois multiculturelle réduites à l’état de champ de ruines.

Le cauchemar de Vukovar a duré trois mois. Première explosion de barbarie avant l’embrasement général des Balkans. swissinfo.ch

Aujourd’hui, on voit que l’argent de la reconstruction a coulé à flots. Les monuments sont comme neufs, mais les façades colorées peinent à cacher les blessures. Le ferry qui reliait les deux rives du Danube n’a été remis en service qu’une fois, en novembre 2010, pour le président serbe Boris Tadic, venu présenter les excuses de son pays pour les crimes commis vingt ans plus tôt.

Au début de l’année, des dizaines de milliers de Croates ont manifesté à Vukovar et à Zagreb contre la réintroduction de l’alphabet cyrillique sur les panneaux de rue. C’est que la ville compte encore près de 35% de Serbes, et la loi impose le bilinguisme dès qu’une minorité dépasse les 33%. Une coalition d’anciens combattants et de partis de droite demande un moratoire de 30 à 50 ans sur le bilinguisme et le 29 avril, le cardinal archevêque de Zagreb Josip Bozanic est venu leur apporter sa caution. «Vukovar mérite une sensibilité spéciale, qui devrait s’exprimer avec des normes spéciales sur certains sujets sensibles», a dit son éminence.

En attendant, le monument que Vukovar a érigé «aux victimes de la Croatie libre» est bien bilingue. Sauf que la seconde inscription n’est pas en cyrillique mais en glagolitique, l’ancienne langue croate que les prêtres du moyen-âge utilisaient dans leur offices à la place du latin, sur autorisation spéciale du Vatican.

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Biševo, île sauvage et bien loin de l’Europe

Ce contenu a été publié sur Après la Seconde Guerre mondiale, l’île devint une zone militaire, interdite aux étrangers. La plus grande partie des gens qui y vivaient encore partirent alors pour la terre ferme ou émigrèrent à l’étranger, principalement aux Etats-Unis. Ces décennies d’isolement forcé eurent un effet bénéfique sur l’environnement. Biševo est aujourd’hui une île quasiment vierge et une…

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L’économie en ruines

Autour de Vukovar, les cicatrices sont encore bien visibles. Fermes et usines de transformation en ruines, champs en friche, villages dépeuplés. La Slavonie, qui fut le grenier agricole de la Yougoslavie, vit aujourd’hui en-dessous du niveau moyen de la Croatie. «Un beau gâchis, soupire Zeljko Jembrih. La Slavonie est presque morte, les paysans vieillissent, les jeunes partent, alors qu’on pourrait produire de quoi nourrir cinq fois le pays. Mais on a de puissants lobbies d’import-export, qui achètent les produits locaux et les vendent très cher dans l’UE».

Et avec l’adhésion? «On va perdre encore plus, répond l’ingénieur, qui a voté contre en 2012. L’Union nous fait un chantage. Regardez les Hongrois, ils sont devenus des sortes d’esclaves. Et la Bulgarie. Elle produisait d’excellents fruits et maintenant, elle doit en importer.»

Moins pessimiste, l’ambassadeur Knobel relève tout de même que l’économie croate, qui a perdu à l’indépendance le marché intérieur yougoslave «reste vulnérable aux chocs extérieurs. Le pays a pris des mesures de réformes structurelles et doit rapidement augmenter sa compétitivité. Le gouvernement s’attend à une reprise en 2014 grâce aussi aux fonds d’aide à la cohésion de l’UE. [auxquels la Suisse doit participer]»

AFP

«Mais des investissements dont les profits repartent à l’étranger, ça va nous servir à quoi?, interroge crûment Zeljko. Qui prévoit également que l’ouverture des frontières fera partir les Croates les plus qualifiés. Lui par contre, n’est pas candidat à l’émigration. Pas plus que son collègue Igor Sustic. «On n’est pas optimistes, mais on travaille», clament les deux hommes.

Un sentiment qui semble largement partagé. Qu’elles ou ils se nomment Nevenka, Zdravko, Ana, Roman, Bojka ou Branko, je n’ai pas rencontré en sept jours de serveuse, d’étudiant, de marchand ou de réceptionniste qui rêve d’un eldorado européen ou helvétique. Les jeunes, qui s’affichent eurosceptiques, voire franchement hostiles à l’UE, sont d’abord croates. Et les Croates aiment leur pays.

Et leur capitale.

Zagreb, c’est aussi l’endroit où je dois revoir Mario, le vétéran de Vukovar. Après toutes ces années.

 

Flashback. 1974. Il était alors un pays nommé Yougoslavie, et c’est Mario le premier qui m’a fait voir la poudrière balkanique sous le vernis fédéraliste. Il a 23 ans, moi 15. Venu travailler dans une carrière de la Plaine du Rhône, il loue une chambre chez mes parents. Juste sorti de la fac de droit, il parle le français, l’anglais, l’italien et le russe et vient casser des cailloux en Suisse.

 

Il nous apprend le ping-pong et les Rolling Stones. Mais quand il parle de son pays, son regard bleu acier lance des éclairs. On ne rigole plus. Il nous offre au fil de longues soirées un cours de rattrapage en histoire-géo, version nationaliste croate. Car il est Croate, pas Yougoslave! Fier de l’être et prêt à prendre les armes pour sa patrie.

 

Ce ne sont pas des paroles en l’air. En 1991, quand la Croatie proclame son indépendance, il s’engage dans les troupes blindées. Il montera jusqu’au grade de colonel, à la faveur d’une guerre qu’il n’a jamais voulu me raconter.

 

Ce soir, il m’attend au deuxième étage de l’imposante maison patricienne milieu XIXe où il est né, en bordure du parc principal de Zagreb. Au fond d’un long couloir aux portes closes, son épouse me conduit jusqu’à son bureau, vaste et haut de plafond mais sombre, comme tout cet appartement de 150 m2 où le temps semble s’être arrêté.

 

Comme il a changé! C’est plus que l’outrage que les ans nous infligent à tous. «Ma tête est trop petite pour toutes ces langues», lance-t-il en excuse à son français devenu lacunaire. Et si ta tête était trop petite pour toutes ces horreurs, mon vieil ami? On dit toujours «je comprends», mais que sait d’une guerre celui qui n’en a vécu aucune? «Pourquoi on a fait cette guerre? demande-t-il les yeux dans le vague. Il y a 1000 ans, on avait un roi. Maintenant, nous avons un pays. Et puis quoi?» Un pays amputé: «la Bosnie, c’est à nous». La Bosnie, cette grosse noix sur la carte, comme enserrée dans la pince que forme l’actuel territoire croate.

 

Il ne parlera pas de Vukovar. Gotovina? Il le connaît personnellement. En remontant cinq générations, ils ont d’ailleurs un ancêtre commun. C’était son chef. C’est un héros bien sûr. «Il n’était pas sur le terrain quand il y a eu les horreurs, il était en Bosnie. Tu te souviens de Srebrenica? A Bihac, il a sauvé la ville encerclée par les Serbes. S’il n’avait pas été là, on aurait eu 30’000 morts, pas 7000». L’Europe? Il a voté contre. «Vous avez raison en Suisse de rester dehors». L’avenir? Ses deux fils sont prof à l’uni et ingénieur, mais ils vivent chichement et n’ont pas encore d’enfants.

 

Et tandis qu’il peste contre les jeunes qui crient dans la rue leur fièvre du samedi soir, Mario, d’une main tremblante, finit son magnum de bière bon marché. «Tu vois, j’en suis réduit à boire de la bière serbe», lâche-t-il avec un sourire amer, qui se fait rire sonore et un peu fêlé lorsqu’il entend les trombes d’eau s’abattre soudainement sur le pavé. «C’est le printemps!»

Zagreb, ville d’art

«Une belle paysanne qui a fait ses humanités». La formule de Ramuz sied parfaitement à Zagreb. Autour de la cathédrale, pleine à l’heure de la messe de fidèles agenouillés, les rues tortueuses et les maisons basses sont encore celles d’un bourg médiéval. Et au pied de la colline, Zagreb se donne des airs de la Vienne de Strauss. Avec une préférence pour les façades jaunes, et des parcs à n’en plus finir où s’ébattent les chiens, tellement chéris dans les pays vieillissants.

De la fenêtre de mon hôtel au crépuscule, je vois la large baie vitrée d’un studio de danse. Une troupe de jeunes filles répète un ballet jazz. Très pro, très punchy. Car Zagreb est aussi ville d’art. Elle regorge de théâtres, salles de concert, musées, galeries, écoles de musique, et le président Ivo Josipovic est un compositeur classique reconnu. Les musiciens de rue aiment la chanson locale, mais peuvent aussi se prendre pour Charlie Parker ou Mark Knopfler. Le soir où je m’envole, le fondateur de Dire Straits joue d’ailleurs à l’Arena de Zagreb.

Sans oublier le sujet de fierté le mieux partagé ici: le football. 4e au classement mondial de la FIFA, la sélection au damier rouge et blanc est de loin la meilleure équipe issue de l’ex-Yougoslavie. Et ses stars jouent au Real de Madrid, à l’Olympique lyonnais ou au Bayern de Munich.

La grandeur de Rome

«Il n’y a que le football de bon dans ce pays», me disaient Igor et Zeljko la veille. Vraiment? Il est beau leur football, c’est sûr, mais la Croatie vaut mieux que ça. Et aussi dans les petits détails.

Le pays qui a inventé la cravate a des rues remarquablement propres, des mousses de capuccino et des glaces à l’onctuosité italienne, des ampoules économiques et du WiFi gratuit un peu partout, de vastes parcs d’éoliennes, des steaks de bœuf fondants à faire pâlir un restaurateur parisien, des conducteurs qui arrêtent leur moteur au feu rouge et une population aimable, discrète et hautement cultivée, comme elles le sont toujours dans les ex-pays communistes.

A Split, autre perle de la côte dalmate, le cœur de la vieille ville épouse les contours du palais que Dioclétien, empereur de Rome et enfant du pays se fit construire au début du IVe siècle pour ses vieux jours. Rome, la première UE, qui assura à l’Europe 500 ans de paix. Aujourd’hui, le vieux continent n’en est même pas à 15 ans sans embrasement. Mais l’Europe est en marche. Et qu’elle le veuille ou non, la Croatie est en Europe.

«Déjà à l’époque du referendum sur l’adhésion [acceptée à 66% en janvier 2012], les Croates n’étaient pas unanimes. Alors aujourd’hui, au vu de l’état de l’UE, ils ne sont évidemment pas très enthousiastes pour s’amarrer à un bateau qui fait eau de toutes parts», relève André Liebich, professeur à l’Institut des hautes études internationales de Genève.

«Mais le problème, pour la Croatie comme pour les autres pays ex-communistes, c’est qu’il n’y a pas d’autre solution, poursuit le spécialiste de l’Europe centrale et orientale. Pas d’’Alleingang’ pour la Croatie. Alors, on se dit qu’il faut y aller, que ce ne sera certainement pas pire dedans que dehors».

«Pour ce qui est des avantages concrets, la Croatie pourrait devenir un peu ce que l’Espagne a été il y a 30 ans: une plage pour les riches Européens du nord. L’adhésion va certainement favoriser les investissements, mais est-ce le destin que le pays a voulu? Que va-t-il arriver de ses forces vives? Il seront tous hôteliers ou dans le tourisme? Ce n’est pas une solution viable quand on veut se développer comme un pays moderne, avec une économe diversifiée».

Pas franchement optimiste, André Liebich remarque que la seule république ex-yougoslave qui a rejoint l’UE jusqu’ici, la Slovénie, «un véritable modèle, germanique dans ses traditions et apparemment bétonnée contre les mauvais courants, est maintenant, semble-t-il, le prochain candidat pour une aide extraordinaire. Donc, si la Slovénie n’y arrive pas, quel avenir pour la Croatie?»

«La Croatie a eu les négociations d’adhésion les plus dures imposées jusqu’ici à un pays candidat. Plus de 6 ans, rappelle l’ambassadeur de Suisse à Zagreb. La Commission européenne (CE) a rajouté des chapitres comme la justice, l’Etat de droit et la lutte contre la corruption et c’est dans ces domaines que le pays a fait les plus grands progrès. Une génération de politiciens et toute une classe de dirigeants économiques sont en prison. Ce n’est bien sûr que la pointe de l’iceberg et il reste des problèmes au niveau de la base, du tissu économique, mais le processus, selon la CE, est irrémédiable».

La CE note effectivement dans son Rapport final de monitoring sur la Croatie (octobre 2012) que le cadre juridique est en place et que «les organes chargés de faire appliquer la loi restent proactifs, spécialement dans les affaires de haut niveau».

L’homme de la rue attend une application plus stricte des lois du pays, déjà largement calquées sur le droit européen. «Nous avons d’excellentes lois, mais elles ne sont pas appliquées», entend-on souvent quand on aborde le sujet.

A l’Index de perception de la corruption 2012 établi par Tranparency International, la Croatie est le 62e pays le moins corrompu (sur 174 recensés), avec un indice de 46 (l’échelle va de 0 pour les pires à 100 pour les meilleurs). C’est moins bien que le voisin slovène (37e, indice 61), mais mieux que tous les autres pays d’ex-Yougoslavie, et mieux qu’un autre voisin, l’Italie, principal partenaire commercial de la Croatie (72e, indice 42).

Relations économiques. Le volume d’échanges, modeste et orienté à la baisse, a avoisiné les 300 millions de francs en 2011. La Suisse exporte surtout des produits pharmaceutiques et des machines, et importe des machines et des produits à base de bois.

Aide à la cohésion. Le gouvernement proposera au parlement une contribution de 45 millions de francs, montant proportionnel à celui attribué aux douze nouveaux membres entrés dans l’UE depuis 2004.

Immigration: Quelque 40’000 Croates vivent en Suisse, où ils sont généralement très bien intégrés. Plus de 1300 Suisses vivent en Croatie. Beaucoup sont des hommes qui ont épousé des Croates.

Pas d’invasion en vue. Selon l’ambassadeur Denis Knobel, «la plupart des experts ne s’attendent pas à de grandes vagues d’émigration croate après l’adhésion», même si l’on ne peut exclure qu’il existe «une disponibilité latente dans la population, surtout chez les jeunes» et qu’en Suisse «la diaspora croate pourrait jouer un certain rôle, d’ailleurs dans les deux sens, vu que récemment, il y a eu plus de Croates qui quittaient la Suisse que de nouveaux immigrants».

Prudence quand même. La libre-circulation avec la Suisse, non membre de l’UE, n’est pas automatique. Elle découle des accords bilatéraux, qui doivent être adaptés à chaque nouvelle adhésion. S’agissant de la Croatie, l’UDC et les milieux nationalistes, qui avaient lancé le referendum contre l’extension à la Roumanie et à la Bulgarie (finalement acceptée par près de 60% des votants) ont déjà menacé de le faire pour la Croatie.

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