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«On ne doit pas tolérer cette forme de nationalisme»

Schweizer Spieler jubeln, Granit Xhaka macht den Doppeladler
Croix suisse et aigle albanais Valon Behrami, Ricardo Rodriguez, Granit Xhaka, Manuel Akanji et Stephan Lichtsteiner célèbrent le 1:1 contre la Serbie. Cherchez le buteur, vous trouverez l'aigle. Keystone

Ce que Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka ont exactement voulu dire avec leur célébration de l’aigle albanais restera probablement à jamais leur secret. Les deux joueurs sont condamnés par la FIFA à une amende de 10'000 francs chacun (et 5000 pour le capitaine Stephan Lichtsteiner, qui les avait imités), mais échappent à la suspension. Le politologue Nenad Stojanovic, d’origine bosniaque, n’en juge pas moins le geste inadmissible.

Les fans de football ont été unanimes: le match Suisse-Serbie de vendredi soir a été un des meilleurs de cette Coupe du Monde en Russie jusqu’ici. La manière dont les Suisses sont parvenus à retourner la partie après un début difficile et leur victoire 2 à 1 a impressionné même les médias étrangers, à l’image du Spiegel online.

Mais ce triomphe sur la pelouse a été suivi d’un second match, moins flamboyant, et joué cette fois sur le tapis vert. Les deux buteurs Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka et leur capitaine Stephan Lichtsteiner risquaient jusqu’à deux matchs de suspension.

En cause: leur geste mimant l’aigle à deux têtes de l’Albanie et visiblement adressé aux supporters serbes, qui viole l’article 57 du règlement de la FIFA, prohibant les gestes politiques sur le terrain.

Interrogé avant que ne tombe le verdict contre les trois vedettes du football suisse, le politologue Nenad Stojanovic ne veut pas les absoudre.

Nenad Stojanovic
Nenad Stojanovic. Keystone

swissinfo.ch: Comment un geste de célébration dans l’euphorie d’un but marqué a-t-il pu déclencher une pareille polémique?

N.S.: Ce n’est pas surprenant. Car ce qui compte ici, c’est l’effet du geste. Et il est grand. En tant que joueur, on a différentes manières d’exprimer sa joie. On peut aussi exécuter une sorte de danse africaine.

Ces célébrations ne sont pas problématiques, mais ce qui l’est, c’est quand on veut faire une déclaration politique, respectivement délivrer un message nationaliste ou ethnique, dans le but de provoquer l’adversaire ou de souligner la supériorité de sa propre ethnie. C’est cet élément qui a déclenché toutes les discussions.

Ces gestes sont clairement «intentionnels et nationalistes» et ne peuvent être «ni justifiés, ni défendus, ni banalisés», écrivez-vous sur Twitter et Facebook. Quelles réactions auriez-vous souhaité?

Il serait certainement positif que les joueurs concernés s’excusent. Ou au moins expriment que leur comportement dans un match avec un contexte aussi particulier n’était pas approprié.

Il serait bon aussi qu’ils en reviennent à l’accord conclu par Valon Behrami en 2014. Le milieu de terrain, également d’origine albanaise du Kosovo, avait visiblement convaincu ses collègues de l’équipe nationale de ne pas faire de tels gestes.

Avant le match, les médias serbes s’en étaient pris aux joueurs suisses avec des racines en ex-Yougoslavie, parce qu’ils y restaient attachés, ce que montre notamment l’écusson du Kosovo sur les chaussures de Shaqiri. Et dans le stade, les joueurs ont été sifflés par les supporters serbes. N’avez-vous pas de compréhension pour le fait que dans la montée d’adrénaline après un but, on puisse se lâcher de la sorte?

Ce peut être des éléments pour comprendre le comportement des joueurs. Je ne connais pas les motivations de leur geste. Mais ça ne doit pas le justifier. Quand on parle des Balkans vus d’un côté – que ce soit croate, serbe ou albanais – on arrive toujours à la même excuse: ce sont les autres qui ont commencé. Il faut arrêter avec ça. On doit assumer la responsabilité de ses propres actions, au lieu de rejeter la faute sur les autres.

Je tiens à souligner que pour moi, le comportement des journalistes, des politiciens et des supporters serbes est tout aussi inacceptable et injustifiable. La FIFA enquête également à ce sujet, et c’est juste. [La FIFA a condamné la fédération serbe à une amende de 54’000 francs pour le comportement des supporters et l’entraîneur Mladen Krstajic écope de 5000 francs d’amende pour avoir dit que l’on devrait expédier l’arbitre de la rencontre au Tribunal international de La Haye, ndlr]

Mais en tant que Suisse, je m’adresse à mes concitoyens Shaqiri et Xhaka, qui ont une responsabilité envers notre pays. Même s’ils ont dû se sentir provoqués par les actions des Serbes, cela n’est pas une raison pour défendre ou justifier leur geste, ni pour se solidariser avec eux.

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Mais ils ont le droit de reconnaître les racines de leurs parents et de leur famille…

Naturellement! Mais ici, ce n’était clairement pas le cas, le geste ne servait pas ce but. Mais cela a mené à la confusion, surtout chez les commentateurs de gauche. Ils sont gênés par le fait que les Suisses conservateurs de droite ne veulent pas permettre aux gens d’avoir plusieurs identités et d’être loyaux envers d’autres pays.

Personnellement, je viens de Sarajevo et en tant que double national suisse-bosnien, j’ai la plus grande compréhension pour le fait que des gens issus de la migration aient encore d’autres identités. J’aurais aussi de la compréhension si Shaqiri et Xhaka faisaient le signe de l’aigle à chaque but marqué dans leurs clubs anglais. Mais ce n’est pas le cas, ils ne le font pas régulièrement.

Ici, ils l’ont fait en pleine conscience de l’histoire récente avec la guerre entre les Serbes et le Kosovo. On ne doit pas tolérer cette forme de nationalisme. C’est un petit geste, mais la répétition de petits gestes comme celui-ci ne contribuent pas à la réconciliation et à l’apaisement des relations difficiles entre Albanais et Serbes. Ils ne font que jeter de l’huile sur le feu.

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Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la Suisse multiculturelle, comme l’a dit l’ancienne conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey ou l’écrivain Pedro Lenz. En disant cela, on banalise ce que je considère comme un geste nationaliste.

Cette équipe nationale multiculturelle est considérée comme un exemple d’intégration réussie. Une intégration qui commence déjà chez les plus petits. Est-ce que selon vous l’Association suisse de football et les clubs doivent apporter des correctifs?

Absolument. Il faut renforcer le travail de prévention contre le nationalisme, qui est un fléau dans l’histoire de l’humanité. Ce qu’il y a de bien avec la Suisse, c’est qu’elle a représenté et défendu, déjà au 19e siècle, l’idée que l’on peut être une nation composée de différentes cultures.

Ce faisant, elle s’est distinguée de l’idée de la nation que l’on avait par exemple en Allemagne ou en Italie. Là-bas, on disait que l’identité nationale est très clairement liée à une langue.

La Suisse a ici un bel avantage historique: elle a appris à vivre avec une diversité autochtone et à la voir comme une richesse au lieu d’un obstacle. Et plus tard, elle a appris à vivre aussi avec une diversité qui vient de l’extérieur, de la migration. Mais là aussi, il y encore beaucoup à améliorer. Il y a des voix à droite qui exigent une assimilation complète des immigrants. Mais elles sont minoritaires. La majorité est convaincue qu’une diversité de langues, de cultures et d’identités est une bonne chose pour la Suisse.


(Traduction de l’allemand: Marc-André Miserez)

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