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A Tunis, le Forum social se dresse contre le fanatisme

Des participants au Forum social manifestent contre le terrorisme dans les rues de Tunis le 24 mars 2015. Keystone

Le grand rassemblement altermondialiste s’ouvre ce mardi dans la capitale tunisienne, en vue notamment de consolider la transition démocratique. Une semaine après l’attaque du Bardo, le combat contre l’extrémisme figure au centre des préoccupations.

Le Forum social mondial est de retour à Tunis. La 13e éditionLien externe du grand rendez-vous altermondialiste débute ce mardi dans la capitale tunisienne, deux ans après les rencontres de 2013. Ce rassemblement, qui réunit depuis 2001 dans différentes villes des ONG du monde entier pour élaborer des alternatives au «néolibéralisme» et débattre de problématiques sociales, revient à Tunis avec pour objectif notamment de «consolider les dynamiques de changement issues de la révolution tunisienne et des mouvements démocratiques dans la région».

Le Forum prend une dimension particulière alors que le petit pays d’Afrique du Nord, berceau des «printemps arabes» et seul Etat arabo-musulman à être parvenu à établir une démocratie après la révolution de 2011, vient d’être touché en plein cœur par la tuerie du musée du Bardo à Tunis le 18 mars. L’assaut, revendiqué par le groupe Etat islamique, a fait vingt-trois morts, dont vingt touristes, et 47 blessés. C’est la première fois que l’organisation, qui dit vouloir établir un califat, affirme sa présence en Tunisie. L’extrémisme pèse comme une épée de Damoclès sur la transition.

L’Etat maghrébin affronte depuis la chute du régime de Ben Ali des groupes fondamentalistes qui tentent de mettre à mal le processus démocratique. Ils s’en étaient jusqu’ici principalement pris aux forces de sécurité, lors de raids concentrés surtout dans l’ouest montagneux, près de la frontière algérienne. Une mine a encore coûté la vie à un soldat dimanche dans la région. La Tunisie, qui ne compte que onze millions d’habitants, est aussi le pays qui totalise le plus de citoyens – 3000, selon les estimations – partis faire le djihad en Syrie et en Irak. Environ 500 sont de retour, selon le gouvernement. Les deux assaillants tués au Bardo, quant à eux, s’étaient entraînés en Libye.

La décision de maintenir le Forum social a été prise immédiatement après l’attaque du musée. «Plus que jamais, la large participation au FSM 2015 sera la réponse appropriée de toutes les forces de paix et de démocratie qui militent au sein du mouvement altermondialiste pour un monde meilleur, de justice, de liberté et de coexistence pacifique», ont communiqué les organisateurs peu après le massacre.

Les messages de soutien aux responsables de la manifestation ont afflué de partout et les délégations de tous les pays ont confirmé leur participation, y compris de la Suisse. La marche d’ouverture de mardi après-midi a été placée sous le slogan: «Les peuples du monde contre le terrorisme.» Une «Charte internationale altermondialiste du Bardo de lutte contre le terrorisme» sera également rédigée. 

La délégation suisse bien présente

La tuerie du Bardo n’a pas empêché la délégation helvétique de se rendre à Tunis. Comme prévu, une soixantaine de personnes ont fait le déplacement. Cinq parlementaires fédéraux en font partie, dont le président du Conseil des Etats, le socialiste jurassien Claude Hêche, ainsi que deux députés cantonaux. Des représentants d’ONG, de syndicats et des médias ont aussi fait le voyage.

«Suite à cette attaque, il était d’autant plus important de venir et de soutenir la Tunisie», a confié sur place à swissinfo.ch le conseiller national écologiste Ueli Leuenberger. Le Genevois est un fin connaisseur du pays: c’est la neuvième fois qu’il s’y rend depuis 2012. «Après les attentats de Paris, personne n’a dit qu’il ne fallait plus aller en France. Les perspectives géopolitiques sont sombres un peu partout en ce moment et la Tunisie fait figure d’exemple.»

Avant le début du forum, la délégation s’est entretenue avec des personnalités de la société civile tunisienne et a visité des projets de la coopération suisse au développement. Le séjour est organisé par E-Changer/ComundoLien externe, organisation suisse de coopération solidaire par l’échange de personnes, et Alliance SudLien externe, communauté de travail pour la politique de développement, qui regroupe six ONG suisses. Plusieurs ateliers et conférences les organisations helvétiques dans le cadre de la manifestation.

«La Tunisie n’est jamais finie»

«Le Forum doit réussir!», a déclaré à swissinfo.ch Mohamed Hedi Khalfaoui, «diplômé chômeur» tunisien de 22 ans qui participera à l’événement, lors d’un rassemblement devant le Bardo au lendemain de l’attentat. Il fait partie de la Fondation Chokri BelaidLien externe contre la violence, du nom du leader de gauche assassiné en février 2013. «Nous devons montrer que notre courage ne va pas diminuer.» Le jeune homme brandit une pancarte sur laquelle il est écrit: «La Tunisie n’est jamais finie, la Tunisie est éternelle…»

Sana Ammar, une étudiante de 21 ans originaire de Monastir, ville côtière située à environ 160 km au sud de Tunis, s’est engagée dans les bénévoles du Forum après avoir été «ébahie» par l’édition 2013: «La marche d’ouverture, c’était un pays tous les deux mètres, ‘l’Internationale’ chantée en différentes langues. Sous chaque tente, il y a une organisation et des militants qui ont des histoires à raconter. Aux ‘terroristes’, je veux leur dire que dehors il y a la vie, la danse, la musique, l’amour. Je suis certaine qu’ils sont humains. C’est la faute au système. La pauvreté est un terrain favorable au développement de ces idées meurtrières.»

La situation économique de la Tunisie, qui a été l’un des déclencheurs de la révolution, s’est encore dégradée depuis. La pauvreté a augmenté de 30% en quatre ans, selon le Centre des études économiques et sociales (CERES), et touche désormais deux millions de personnes. Sur la même période, le pouvoir d’achat a chuté de 40%. Les jeunes sont frappés de plein fouet: le taux de chômage, qui avoisine les 15% au niveau national, grimpe à près de 38% pour cette catégorie de population, selon un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) publié en mars.

«Le désespoir des jeunes, qui ont cru aux objectifs de la révolution, les pousse vers la radicalisation, a expliqué la magistrate et ex-candidate à la présidentielle tunisienne Kalthoum Kannou, en marge d’une rencontre avec la délégation suisse à Tunis. Mais il y a d’autres facteurs. La faiblesse de l’éducation, les inégalités entre les régions, le manque de contrôle dans les lieux de culte, mais aussi le fait que les libertés ont été étouffées par l’ancien régime contribuent au phénomène. Il ne faut pas non plus occulter le contexte mondial. Nous avons affaire à un terrorisme transfrontalier.»

Quelles réponses apporter? «Il faut renforcer la sécurité, notamment via l’adoption rapide de la loi anti-terroriste, mais pas seulement, estime Alaa Talbi, directeur du Forum tunisien pour les droits économiques et sociauxLien externe (FTDES), qui coordonne le Forum social de Tunis. Il est essentiel d’ouvrir le débat sur la question sociale. Il faut aussi lutter à travers l’éducation et la culture.» En ce qui concerne l’aspect sécuritaire, Alaa Talbi ajoute que la société civile devra veiller à ce que les mesures prises n’empiètent pas sur la liberté et les droits de l’homme. Il appelle à cet égard à la mise en place de la Cour constitutionnelle comme garde-fou.

Avancées

Les défis restent nombreux pour la Tunisie, mais des étapes majeures ont été franchies depuis le Forum social de 2013: «Un parlement et un président ont été démocratiquement élus à la fin de l’année dernière, rappelle Peter Niggli, directeur d’Alliance Sud, qui co-organise le voyage de la délégation helvétique à Tunis. Quant à la place des islamistes, elle est limitée mais légale, pas comme en Egypte.»

Au-delà des problématiques liées à la Tunisie, le Forum sera aussi l’occasion de faire le point sur la situation des autres pays arabes, en particulier l’Algérie, le Maroc, l’Egypte et les Etats du Golfe, ajoute Peter Niggli. «J’espère que nous bénéficierons d’une vision plus claire sur ce qu’il s’y passe.»

Pour le reste, les sujets traditionnels du Forum social seront abordés dans la capitale tunisienne: changement climatique, justice sociale, inégalités Nord-Sud, etc. Peter Niggli: «Nous ne pouvons pas dire que les grands problèmes débattus il y a deux ans ont été réglés. L’un des enjeux principaux de cette édition sera de réfléchir à la mobilisation internationale en vue de la Conférence de Paris sur le climat qui aura lieu en décembre.» 

Plus d’un millier d’activités prévues

Plus de 4300 organisations et associations de 120 pays participeront au Forum social mondial 2015, du 24 au 28 mars à Tunis, placé sous le slogan «Dignité et droits». Plus d’un millier d’ateliers, conférences et débats sont prévus et jusqu’à 70’000 personnes sont attendues.

Les responsables de la manifestation se veulent rassurants en ce qui concerne la sécurité après l’attaque du Bardo. «Toutes les garanties ont été données pour le bon déroulement de l’événement, selon Alaa Talbi, directeur du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), qui coordonne le Forum social de Tunis. Nous tenons des réunions avec le ministère de l’Intérieur depuis des mois et des mesures spéciales ont été prises dans la ville ainsi que sur tout le périmètre du Forum, y compris dans les hôtels.»

Créé en 2001 à Porto Alegre, au Brésil, en réaction au Forum économique mondial (WEF) de Davos, en Suisse, le Forum social constitue un «espace de rencontre ouvert» visant à concevoir des alternatives «au néolibéralisme et à la domination du monde par le capital et toute forme d’impérialisme», ainsi que le mentionne sa charte. Il n’est ni confessionnel, ni gouvernemental, ni partisan. Sa devise: «Un autre monde est possible.»

Après Nairobi en 2007, Dakar en 2011 et Tunis en 2013, c’est la quatrième fois que le Forum social est organisé sur le continent africain.

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