Des perspectives suisses en 10 langues

«La Suisse est un pays profondément divisé»

Actuellement, environ un cinquième de la population de Suisse est étrangère. Keystone

Le vote du 9 février sur l’établissement de contingents pour les immigrés a révélé une profonde division de la Suisse en matière d’identité nationale, selon Siljy Häusermann. La politologue considère que le système de consensus qui caractérise la politique suisse est en danger. Interview.

Publiée jeudi, l’analyse Vox de l’Institut gfs.bern et de l’Université de Genève montre que l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice) a particulièrement bien réussi à mobiliser les mécontents et les indécis lors du vote du 9 février. Cette mobilisation a probablement fait pencher la balance en faveur du «oui» à son initiative «Contre l’immigration de masse».

L’UDC a eu la capacité de faire de ce vote sur l’immigration un acte d’expression de l’identité, analyse Siljy Häussermann, politologue et professeure de politique suisse et d’économie politique comparée à l’Université de Zurich.

swissinfo.ch: Avant d’en arriver aux détails, qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans cette analyse des résultats?

Siljy Häussermann: Le paradoxe, c’est à quel point les résultats sont peu surprenants. Après le vote, il y a eu beaucoup de spéculations sur le fait que la ligne de fracture était cette fois un peu différente que lors des initiatives précédentes de l’UDC, par exemple l’initiative contre les minarets ou celle pour le renvoi des criminels étrangers. On disait même que des partisans du «oui» provenaient du camp de la gauche. Mais cela ne colle pas. La ligne de fracture est exactement la même, c’est-à-dire entre ceux qui veulent une Suisse ouverte et ceux qui penchent plus dans le sens d’une fermeture.

swissinfo.ch: Le résultat du 9 février relève presque du hasard tant les deux camps sont au coude-à-coude. Existe-t-il un risque de perte de la cohésion sociale de la Suisse ou d’une déchirure intérieure?

S. H. : Oui, ce danger existe. La Suisse se voit comme un pays orienté vers le consensus et la modération, mais cette perception n’est plus vraie depuis longtemps. Ce qui était esquissé déjà depuis 10 ans est apparu au grand jour le 9 février: la Suisse est un pays profondément divisé. Il y a deux conceptions fondamentalement différentes par rapport à ce que ce pays est ou devrait être. Va-t-il bien parce qu’il est ouvert ou parce qu’il est fermé? Cette polarisation entre deux grands camps est bien plus forte que dans d’autres pays européens qui connaissent aussi l’immigration.

Pour la Suisse, c’est un problème particulièrement grave, car tout son système politique repose sur l’équilibre et le consensus. Or parvenir à ce consensus s’avère de plus en plus difficile. Le gouvernement n’arrive pas à s’entendre, pas plus que le Parlement et les partenaires sociaux.

Or si ceux-ci ne parviennent pas à un accord, la démocratie directe entre en jeu avec des initiatives et des référendums. C’est tout le paradoxe de la démocratie directe: une utilisation plus intensive de la démocratie directe montre que le système fonctionne mal, parce qu’aucun compromis n’a été trouvé. Dès lors, les questions politiques ne sont plus tranchées qu’avec un schéma noir-blanc, car la démocratie directe ne permet rien d’autre. Et comme dans le cas du vote du 9 février, il y a des décisions qui sont dues au hasard. Cela donne à la politique une grande incertitude qui a des effets négatifs, en particulier pour l’économie.

Silja Häusermann

swissinfo.ch: L’UDC a réussi à mobiliser beaucoup d’indécis, de protestataires et de citoyens avec de faibles revenus et un niveau de formation peu élevé et dont le vote a peut-être été décisif. Qu’est-ce que les autres partis, associations et organisations, jusqu’au Conseil fédéral lui-même, peuvent encore apprendre de l’UDC?

S. H. : L’UDC reste encore l’acteur politique qui arrive le mieux à mobiliser les gens qui se rendent aux urnes. Elle le fait en se basant sur des thèmes qui se réfèrent fortement à l’identité et aux valeurs. Le vote devient ainsi un acte d’expression de l’identité. On fait savoir quelle Suisse on veut avoir. Cela motive beaucoup plus à aller voter qu’un objet technique et froid.  

Victorieux, le pôle national-conservateur fait cependant face à un pôle adverse de taille pratiquement égale. Mais ce dernier ne parvient actuellement pas à faire passer une contre-image, c’est-à-dire celle d’une Suisse qui réussit, fière et qui n’a pas peur de l’ouverture. Ce camp n’est pas uni par quelque-chose de positif, mais surtout par son rejet de l’UDC.

swissinfo.ch: Comment serait-il possible de donner une image positive d’une Suisse ouverte?

S. H. : On n’est pas parvenu à communiquer la «success story» de la Suisse. Mais son bien-être économique et sa paix sociale sont en grande partie à mettre sur le compte de son ouverture économique. La Suisse a toujours été un pays économiquement très ouvert. Mais il faut des images et des histoires pour transmettre cette vision d’une Suisse qui réussit grâce à l’ouverture. Je ne vois pourtant personne en mesure de personnifier cela, contrairement à ce qui passe dans le camp de l’UDC.

swissinfo.ch: Les jeunes n’ont en grande partie pas voté, alors qu’ils sont les principaux concernés par les retombées du vote du 9 février en raison de leur exclusion du programme d’échanges européen Erasmus+. Les partis doivent-ils mettre sur pied de nouvelles campagnes, de nouveaux styles sur de nouveaux médias pour atteindre ces jeunes?

S. H. : Le très faible taux de participation (17%) parmi les moins de 30 ans est vraiment un grave problème pour la démocratie, indépendamment du résultat du vote. Ce n’est pas seulement un signe d’incapacité pour la démocratie, mais également pour toute cette génération. Avec 83% d’abstention, on ne peut pas se contenter de dire qu’il n’y a pas eu suffisamment de mobilisation.

Mais c’est vrai: il y a là un très gros potentiel qui pourrait être mieux mobilisé. Pour y parvenir, il faut certes d’autres canaux, mais aussi d’autres messages. Après le vote, nous avons reçu de nombreuses demandes de la part des médias destinés aux jeunes qui voulaient des explications sur ce «oui choquant». Mais il est particulièrement important que de tels médias parlent des objets avant les votations, afin que les jeunes comprennent leur importance.

La votation fédérale du 9 février s’est jouée sur un score très serré. 50,3% des citoyens ont accepté l’initiative de l’UDC (droite conservatrice) visant à limiter «l’immigration de masse».

Comme le montre l’analyse VOX de l’Institut gfs.bern et de l’Université de Genève, le texte de l’UDC est parvenu à amener aux urnes un nombre particulièrement élevé d’indécis, de mécontents et de citoyens normalement peu intéressés à la politique.

La mobilisation a également été forte chez les personnes à faible revenu et à bas niveau d’instruction

Ensemble, les «oui» de ces catégories de votants sont probablement ceux qui ont fait pencher la balance, estiment les auteurs de l’analyse.

Interrogés sur les raisons principales de leur choix, 34% des citoyens ayant voté oui ont répondu «trop d’étrangers». 17% ont dit vouloir revenir à une politique d’immigration souveraine.

Il est frappant de constater le taux élevé d’abstention chez les moins de 30 ans (83%). Mais ceux qui ont voté ont été les moins convaincus par l’initiative (42% de oui).

Par contre, les 60 à 69 ans ont été 82% à se rendre aux urnes.

C’est dans la tranche des 50-59 ans que l’on enregistre le plus fort taux de oui (62%).

L’analyse a porté sur un échantillon représentatif de 1511 personnes des trois principales régions linguistiques, interrogées dans les deux semaines après le vote.

swissinfo.ch: Les citoyens ont voté en étant conscients du risque que Bruxelles pouvait résilier les accords bilatéraux et que la Suisse pouvait se retrouver isolée. Peut-on dire que ce n’est pas Bruxelles qui menace la voie bilatérale, mais la Suisse qui la saborde?

S.H.: Ce n’est pas l’UE qui a remis en cause la voie bilatérale, mais la Suisse. Après le non à l’EEE en 1992, Bruxelles a fait de gros efforts pour tailler une solution sur mesure adaptée à la Suisse. Si ceux qui ont voté oui étaient conscients qu’ils mettaient en danger les bilatérales, alors cela veut dire que dans la population, on n’a pas vraiment compris tout ce que ces accords apportent à la Suisse. J’ai entendu des gens demander «la croissance, ça m’apporte quoi?» Manifestement, on n’a pas su expliquer suffisamment clairement que le faible taux de chômage et les chiffres noirs de l’aide sociale dépendent directement de la croissance.

swissinfo.ch: Le motif dominant des gens qui ont voté oui était clairement «il y a trop d’étrangers», suivi de «la Suisse doit rester souveraine en matière d’immigration». Jusqu’à quel point ce pays est-il xénophobe?

S.H.: En comparaison internationale, la Suisse a un taux relativement élevé de refus de l’immigration. On y observe aussi une très forte polarisation sur ce sujet. Ce thème délicat de l’immigration divise l’opinion bien plus fortement en Suisse qu’à l’étranger, et les camps y sont aussi plus forts. La force électorale de l’UDC est proche de 30%, alors qu’en France, le Front national n’a jamais dépassé 15-20%.

Le fait que le vote ait été déterminé avant tout par une attitude envers les étrangers renvoie à ce qui s’est passé avec l’initiative sur l’interdiction des minarets. En comparant les résultats commune par commune, on remarque qu’ils correspondent presque parfaitement. Et dans le cas des minarets, il s’agissait de la préservation de ce qui est vu comme des spécificités suisses contre une culture étrangère.

Plus

swissinfo.ch: Le canton du Tessin occupe une place à part. Il est celui qui a le plus largement accepté l’initiative, avec 68% de oui. Et ce oui provient de toutes les couches de la population, sans distinction de revenu ni de niveau de formation. Comment expliquer cette unité?

S.H.: Sur toutes les initiatives qui visent au «verrouillage», le Tessin a tendance à dire plus nettement oui. En raison de sa frontière qui est devenue perméable avec l’Italie, le canton devient un cas particulier dans le domaine économique. Cependant, le problème de la structure des salaires a naturellement aussi des causes internes. Il y a des employeurs tessinois qui font de la sous-enchère salariale pour leurs travailleurs italiens.

Culturellement, le Tessin est tellement proche de l’Italie du Nord qu’on voit à peine la différence. C’est justement pour ça que le besoin de démarcation identitaire est encore plus fort.

Présentation des résultats de l’analyse Vox

Contenu externe

(Traduction de l’allemand: Olivier Pauchard et Marc-André Miserez)

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !

Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision