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«La femme qu’on ne peut pas rééduquer»

Très sobre, la comédienne allemande Kornelia Lüdorff sert magnifiquement un texte dont de nombreux spectateurs peineront à croire ne contient pas d’exagération dramatique, tant les horreurs de la guerre en Tchétchénie dépassement l’entendement. Annette Boutellier

Un théâtre bernois rend hommage à la journaliste russe Anna Politkovskaïa, assassinée à Moscou il y a dix ans. Une pièce et un documentaire invitent à réfléchir sur le journalisme et la liberté de presse en Russie.

En Occident, le nom d’Anna Politkovskaïa est bien connu. Il évoque le journalisme indépendant, l’intrépidité et une opposition courageuse au pouvoir qui, au final, ont coûté la vie à cette femme. Le Konzert Theater BernLien externe consacre deux projets à sa mémoire, invitant à réfléchir sur le travail du journaliste dans le monde actuel, la liberté des médias, la neutralité et l’activisme, et l’opposition entre l’être humain et le pouvoir.

A l’origine, ces manifestations auraient dû se dérouler en octobre dernier, pour les dix ans de la mort de la journaliste assassinée à Moscou le 7 octobre 2006. «Pour différentes raisons, elles ont été reportées en janvier 2017», a expliqué à swissinfo.ch Michael Gmaj, dramaturge du théâtre.

«Lettre à Anna», du réalisateur suisse Eric Bergkraut, a ainsi été projeté à Berne le 5 janvier dernier. Ce documentaire, sorti en 2008, enquête sur les circonstances de la mort d’Anna Politkovskaïa, esquisse son portrait et raconte son travail de journaliste-militante des droits humains lors des dernières années de sa vie. Le film contient des extraits d’interviews réalisés avec cette femme à la rédaction de la Novaïa Gazeta, – le journal pour lequel elle travaillait -, des vidéos réalisées lors de son voyage à Genève en 2004, ainsi que des conversations avec ses proches et ses collègues.

Co-auteure du film, Thérèse Obrecht faisait partie des invités de Michael Gmaj au débat qui a suivi la projection. L’ancienne correspondante à Moscou pour la TSR (actuelle RTS) dans les années 90, puis présidente de la section suisse de l’organisation Reporters sans frontières, a évoqué avec ses pairs la question du journalisme et de la liberté de parole dans la Russie actuelle.  

Zaïnap Gachaeva, militante tchétchène des droits humains réfugiée en Suisse depuis 2010, participait également au débat. Les enregistrements vidéo réalisés par cette femme durant les deux guerres de Tchétchénie ont permis de créer les Archives tchétchènes stockées à Berne. C’est aussi elle qui a présenté Anna Politkovskaïa à Eric Bergkraut. «Zaïnap et Anna sont pour moi des héroïnes, a confié le réalisateur. Non seulement pour le matériel documentaire qu’elles ont collecté, mais aussi pour leur courage personnel.»

Hommage théâtral

«Anna Politkovskaïa était l’une des plus intrépides journalistes et activistes des droits humains en Russie. Comme correspondante de guerre en Tchétchénie, elle a raconté les crimes de l’armée russe, la corruption et les tortures… Elle a été assassinée le jour de l’anniversaire du président russe, Vladimir Poutine. Dix ans plus tard, nous présentons la première suisse d’un ‘mémorandum théâtral’ en l’honneur de cette femme courageuse», écrit le théâtre bernois dans un communiqué à l’occasion du spectacle «Anna Politkovskaïa, la femme qu’on ne peut pas rééduquer» (Anna Politkowskaya – eine nicht umerziehbare FrauLien externe).

La mise en scène est signée Stefano Massini. Le dramaturge italien a écrit en 2007 cette pièce pour une seule actrice. L’œuvre a ensuite été traduite en français, allemand et anglais, puis jouée dans de nombreux théâtres en Europe et aux Etats-Unis. Certaines productions y ont ajouté de courts dialogues dans lesquels interviennent d’autres personnages. A Berne, l’actrice allemande Kornelia Lüdorff incarne Anna Politkovskaïa.

Le spectacle ne retrace pas la biographie de la journaliste et ne se base pas non plus sur ses livres ni sur ses articles. Il dépeint la problématique du travail de journaliste dans le cadre d’un conflit armé, dans ce cas, celui de la guerre en Tchétchénie.

Puissant impact

Les spectateurs peinent toutefois à croire que le spectacle ne relève pas de l’exagération artistique, comme ce dialogue entre la journaliste et un soldat russe: «Combien de personnes as-tu tuées? – Je connais très bien les chiffres. Chacun de nous doit tuer 3-4 personnes par jour. – Et vous y arrivez? – Nous avons des techniques spéciales: nous entrons dans un village, attachons une dizaine de personnes ensemble, jetons une grenade au milieu… et boum!». «De tels échanges peuvent-ils réellement être véridiques», interroge l’un des spectateurs. En guise de réponse, Zaïnap Gachaeva raconte ce qu’elle a elle-même subi durant la guerre, ainsi que les scènes dont elle a été témoin.

«De quel côté êtes-vous, Madame Politkovskaïa? Des Russes ou des Tchétchènes? De l’armée ou des terroristes?» Voilà des questions auxquelles l’héroïne de la pièce tente de trouver des réponses. Stefano Massini se garde toutefois de faire une martyre de son personnage, tandis que Kornelia Lüdorff fait preuve d’une grande retenue dans son jeu. L’aspect dramatique de la pièce demeure caché, ce qui explique peut-être pourquoi la pièce exerce un impact si fort sur les spectateurs.

Aux limites du journalisme

Le travail et la vie d’Anna Politkovskaïa relèvent-ils du journalisme ou sortent-ils de ce cadre, a demandé en substance Michael Gmaj à ses invités. «Pour la société occidentale, il ne s’agit pas du tout de journalisme, nous n’avons pas de telles pratiques, a estimé Thérèse Obrecht. Mais dans la plupart des dictatures, le travail du journaliste diffère du nôtre. Celui-ci doit vraiment risquer sa vie dans la recherche de la vérité.»

«Pour moi, le cas d’Anna Politkovskaïa est clairement un exemple de journalisme, mais il est difficile à comprendre en Occident, a de son côté expliqué Lucia Tschirsky, ancienne correspondante à Moscou pour la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR SRG). Parmi les journalistes russes que je connais, particulièrement les jeunes, prévaut l’idée qu’en temps de guerre on ne peut pas rester neutre. Mais cette approche ne peut bien sûr pas être comparée à la façon dont travaillent les médias en Suisse.»

Thérèse Obrecht a encore évoqué la liberté de la presse, notamment lorsqu’elle vivait en Russie dans les années 90. Selon elle, la propagande était la norme au début de cette décennie avant de faire place à une période de plus grande liberté. «Quelques sources d’informations véritablement libres ont alors fait leur apparition. Mais dix ans plus tard, le journalisme est redevenu dangereux», a-t-elle déclaré.

«S’il existe actuellement une presse libre, c’est uniquement sur internet et partiellement à la radio, a-t-elle ajouté. En outre 99% des Russes reçoivent leur information via la télévision, et, comme disent mes amis journalistes, la propagande télévisée est devenue plus intensive qu’auparavant. La plupart des Russes pensent ainsi qu’un régime fasciste était établi à Kiev, et que le scandale de dopage n’est rien d’autre que de la propagande occidentale, qui ne veut pas voir les Russes gagner plus de médailles.» 

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(Traduction du russe: Martine Brocard)

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