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La collection Gurlitt sous la loupe des détectives

Dans le monde des arts, la recherche de la provenance est un vrai travail de détective. Keystone

Le sort de la collection Gurlitt est scellé. Le Kunstmuseum de Berne a accepté le délicat héritage. Une «task force» doit poursuivre son travail et analyser les œuvres qui ont peut-être été volées à leurs propriétaires. Une tâche de longue haleine. 

En mai 2013, une équipe composée d’experts internationaux a été instituée pour analyser les œuvres du «fonds d’art de Schwabing», du nom du quartier de Munich où la collection de Cornelius Gurlitt avait été découverte. Cette task forceLien externe doit découvrir si et combien d’œuvres ont été volées par les nazis à des particuliers ou à des musées.

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Un héritage encombrant

Ce contenu a été publié sur Nombre des œuvres d’ art ont été acquises par le marchand d’art Hildebrand Gurlitt pendant la période nazie. Le ministre de la propagande du IIIe Reich, Joseph Goebbels, l’avait chargé de vendre à l’étranger les œuvres d’un art qualifié de dégénéré par la propagande nazie et saisies chez des collectionneurs juifs persécutés. Hildebrand Gurlitt avait…

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Christoph Schäublin, président du Conseil de fondation du Musée des beaux-arts de Berne, l’a souligné lors d’une conférence de presse à Berlin: «Dans le cas Gurlitt, nous ne sommes pas à la fin du processus, mais au début d’un long chemin». Les décisions politiques ont été prises, mais le travail effectif n’est de loin pas effectué.

Si l’Allemagne veut véritablement assumer ses responsabilités, les chercheurs devront établir l’origine des œuvres avec la plus grande certitude possible. Ils devront aussi dire comment les œuvres sont passées des mains du père de Cornelius Gurlitt, Hildebrand, à celles de son fils.

Procédures longues et difficiles

Les succès engrangés jusqu’ici par la task force montrent bien à quel point le travail est long et difficile: 499 des 1258 œuvres d’art relèveraient, selon les premières enquêtes, d’art spolié. Elles ont probablement été volées par le régime nazi à leurs propriétaires juifs ou leur ont été achetées à un prix dérisoire.

Ces œuvres resteront en Allemagne jusqu’à ce que leur origine soit établie de façon certaine. La liste a été mise en ligne sur le site lostart.deLien externe, une banque de données numérique pour l’art spolié. Trois œuvres, dont une portant la signature de Matisse, ont pu retrouver leur propriétaire légal. Des expertises préliminaires ont été réalisées pour la moitié du corpus.

Le délai de fin 2015 avancé par la task force pour analyser tout le fonds Gurlitt semble donc difficile à tenir. Ce n’est qu’à ce moment-là que le Kunstmuseum de Berne saura combien de tableaux lavés de tout soupçon il pourra accueillir dans ses murs. Le rôle du futur centre de recherches, dont la création a été annoncée par le musée bernois, n’est pas encore clair.

Publication des deux fonds

Trois jours après l’annonce de l’accord conclu avec les autorités allemandes, le Musée des Beaux-Arts de Berne a annoncé (le 27.11.2014) qu’il commençait de publier les listes «Schwabing» et «Salzbourg»Lien externe, lieux où les œuvres en possession de Cornelius Gurlitt ont été retrouvées.

«En accord avec les partenaires de la convention et avec le groupe d’experts chargé d’enquêter sur les origines du «trésor de Schwabing», le musée a donc décidé de s’atteler, dans un premier temps, à la publication des listes des œuvres retrouvées dans les résidences de Cornelius Gurlitt», écrit le Kunstmuseum de Berne.

«Nous nous sommes engagés à la transparence et c’est pourquoi nous sommes heureux de pouvoir rendre publiques, trois jours après notre acceptation de la succession, les informations dont nous disposons», explique Mattias Frehner, le directeur du musée.

«L’inventaire se poursuit mais il n’est pas terminé. Nous nous efforcerons d’améliorer au fur et à mesure la précision des listes (…). Et nous publierons sans délai toutes nouvelles informations.» Le Musée précise ne pouvoir garantir «ni l’exhaustivité ni la justesse desdites listes», qui «ne sont que des documents de travail».

Des mystères demeurent

La recherche sur la provenance des œuvres peut être comparée à un travail de détective, explique le professeur Gilbert Lupfer, spécialiste des réputées Collections nationales de Dresde, interrogé par swissinfo.ch. Les experts, des historiennes et historiens de l’art, pour la plupart, commencent par réunir les informations visibles, soit le motif de l’œuvre, le nom de l’artiste et la date, des informations le plus souvent écrites sur le devant du tableau.

Evidemment, ces données ne disent encore rien sur les acquéreurs et propriétaires d’une œuvre. Quand a-t-elle été vendue, pourquoi, par qui a-t-elle achetée? Le dos de la toile – ou du dessin – apporte parfois de précieuses informations.

«On y trouve des traces, des bouts de papier collés, des inscriptions à la craie indiquant le propriétaire précédent, une vente aux enchères ou une exposition. Ce sont des éléments importants», affirme Gilbert Lupfer.

Le spécialiste met en garde contre de trop grandes attentes vis-à-vis du travail de la task force: «L’expérience m’a appris qu’il reste toujours des œuvres pour lesquelles les chercheurs restent bloqués», note-t-il. La situation est particulièrement difficile avec les gravures, qui ne sont pas des œuvres uniques mais ont été imprimées en séries.

Importance des archives

Si l’œuvre provient d’une vente aux enchères, les chercheurs recherchent les catalogues qui avaient été publiés. Ils analysent aussi les archives des maisons de ventes aux enchères qui ont vu passer l’œuvre.

Ces maisons ont joué un rôle central, en collaboration avec des collectionneurs comme le père de Cornelius Gurlitt, dans les années 1930 et 1940. Leurs archives sont donc très importantes pour la recherche sur la provenance.

Lorsqu’ils trouvent des traces d’une vente aux enchères ayant eu lieu entre 1933 et 1945, les chercheurs sont sur le qui-vive. Nombre de ces ventes ont en effet servi à écouler des tableaux ayant appartenu à des propriétaires juifs.

Lorsque l’achat était lié à une taxe appelée «redevance sur la fortune juive» versée directement au ministère des finances de l’époque, cela indique que le propriétaire avait aussi dû abandonner son appartement juste après la vente de l’œuvre d’art. Dans ces cas-là, il est clair qu’il s’agit d’art spolié.

Les affaires du père de Cornelius Gurlitt, qui était marchand d’art, font encore l’objet de nombreuses conjectures. «Je souhaiterais davantage de recherche sur sa personne et sur sa manière de travailler», dit Gilbert Lupfer. C’est lui qui a amassé la collection qu’il a finalement léguée à son fils, Cornelius.

Prise de conscience

La recherche sur la provenance des œuvres devra faire ses preuves, ces prochaines années. Pendant des décennies, les milieux de l’art allemand ont montré peu d’intérêt à mettre les pieds dans un nid de guêpes et travailler sur leurs propres erreurs pendant la période nazie. Ce n’est qu’en 1998, avec la signature des Accords de Washington, que l’Allemagne s’est dite prête à restituer les œuvres volées à leurs propriétaires.

Les Collections nationales de Dresde ont joué un rôle moteur dans la mise en place d’une recherche digne de ce nom. Les onze musées composant cet ensemble abritent au total 1,5 million d’œuvres d’art, ce qui en fait le deuxième plus grand centre muséal d’Allemagne.

Depuis 2008, une banque de données nommée «Daphne» permet d’analyser l’origine et l’histoire de nombreuses pièces des Collections. «Il s’est passé beaucoup de choses ces dernières années, se réjouit Gilbert Lupfer. En 2005, seule une poignée de musées travaillait intensément dans ce domaine. Entretemps, il est clair même pour les petits musées qu’ils doivent se pencher sur leurs collections. La prise de conscience est aujourd’hui générale.»


La recherche sur la provenance d’œuvres en Allemagne

Les banques de données sur les œuvres d’art sont un instrument essentiel pour la recherche sur la provenance. Celle des Collections nationales de Dresde se nomme «Daphne».

Pour l’art dit «dégénéré», une banque de données est également en train d’être mise sur pied, au bureau de recherche sur l’art dégénéré de l’Université libre de Berlin.

La banque de données «Lost Art» est gérée par le centre de Magdeburg sur les biens culturels disparus. 29’000 objets abrités dans des musées étatiques y sont répertoriés.

En 2015, un «Centre allemand pour les œuvres d’art disparues» («German Lost Art Foundation») devrait voir le jour à Madgeburg. Il s’agira d’une organisation commune à l’Etat allemand, aux Länder et aux communes.

Le «Centre de travail pour la recherche sur la provenanceLien externe» de l’Institut pour la recherche muséale des Musées nationaux de Berlin est aussi devenu, en peu de temps, une des principales institutions dans ce domaine. Elle soutient les travaux de quelque 90 institutions, non seulement des musées d’art. 


(Traduction de l’allemand: Ariane Gigon)

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