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Le pavillon suisse entre souvenirs et mutations de l’existence humaine

De puissants projecteurs teintent l’installation «Our Product» de Pamela Rosenkranz en vert. Our Product/Marc Asekhame

Bien ancrée dans un passé d’œuvres très concrètes et peu virtuelles, la Biennale d’art de Venise s’interroge aujourd’hui sur les mondes du futur. La Suisse y est présente avec l’œuvre de Pamela Rosenkranz, qui explore les racines humaines et propose un art servant de pont mobile entre l’homme et ses objets, entre la nature et la culture.

A la place des pixels, il y a des molécules organiques et synthétiques; à la place du langage connu et familier, des mots qui n’ont pas de sens. Ces concepts sont à la base de l’exposition «Our Product», matière fluide par excellente.

Le pavillon suisse se transforme en une grande installation, œuvre de l’artiste Pamela Rosenkranz. Seule la façade de briques est restée visible, comme un décor immuable, résidu de l’architecture moderne.

Des branches et des feuilles recouvrent une partie du sol, éparpillées de façon fortuite, comme un automne retardé dans un printemps déjà avancé. Les murs, les plafonds et les piliers, munis de puissants projecteurs, se teintent de vert dans la pleine lumière du jour. La coloration verdoyante renvoie à celle des eaux du Canal Grande, tout près.

Et puis, une lueur au bout d’un tunnel obscur, étroit et rectangulaire, un cube haut et long, conduit le visiteur sur le bord élevé d’une énorme piscine couverte, protégée des intempéries par une structure en acier et en verre. La grande salle des expositions est inondée par 240’000 litres d’une mystérieuse substance fluide et visqueuse à température ambiante.

Née en 1979 à Uri, Pamela Rosenkranz vit à New York. Our Product/Marc Asekhame

Maternat, Colienis, Lapulin

Le liquide est composé d’ingrédients secrets traduits en une marée de mots intraduisibles comme Abeei, Afriam, Selmelin, Qualbiat. «Ce sont des vocables que j’ai inventés, ils ne se trouvent dans aucun dictionnaire», affirme l’artiste Pamela Rosenkranz lors de la présentation. Le vaste glossaire a été imprimé dans un petit livre qui est distribué aux visiteurs; on peut aussi, face à la piscine, l’écouter dans une version enregistrée.

Les mots, si on peut dire, invitent à réfléchir sur les noms des produits lancés par l’industrie pharmaceutique, caractérisés par un vocabulaire technique et hermétiquement fermé, s’il n’y avait pas la ténacité de l’artiste pour l’interpréter en s’inspirant des notices des médicaments. L’artiste elle-même n’informe pas sur les doses des multiples ingrédients qui composent le liquide de la piscine, une sorte de soupe de la couleur de la peau d’un européen blanc, une teinte rose Renaissance, exerçant une forte attraction physique et mentale.

Une teinte que la publicité n’utilise pas par hasard et dont elle abuse pour séduire les consommateurs. C’est là l’un des ponts artistiques construits par Pamela Rosenkranz entre le monde réel et la fantaisie créatrice. Il ouvre une nouvelle perspective sur la manipulation des éléments biologiques, chimiques et physiques présents dans le développement technologique, scientifique et commercial. 

Artistes suisses à Venise

Pour l’édition 2015 de la Biennale d’art de Venise, le curateur de l’exposition, le Nigérian Okwui Enwezor, a invité 136 artistes à présenter des œuvres inspirées du thème «All the Future’s World». La grande exposition est ouverte au public du 9 mai au 22 novembre.

Le ministre suisse de la culture Alain Berset a participé le 8 mai à l’inauguration officielle de l’exposition de Pamela Rosenkranz au Pavillon suisse. Le lendemain, Alain Berset a également inauguré le Salon suisse au Palazzo Trevisan degli Ulivi. Dans ce bâtiment, siège vénitien de la fondation pour la culture Pro Helvetia promeut de son côté une série de rencontres sur le thème «S.O.S. Dada – The World is a Mess».  

Thomas Hirschhorn occupe une des salles du Pavillon des nations, dans les jardins de la Biennale, avec «RoofOff», une sculpture jusqu’au toit composée de papier, de carton, de mousse et de ruban adhésif.

Christoph Büchel, en collaboration avec le Pavillon islandais, a pour sa part recréé une mosquée à l’intérieur de l’église de Santa Maria Misericordia.

Le critique d’art et curateur Hans-Ulrich Obrist est présent dans le Pavillon italien avec un «manifeste contre l’oubli».

L’artiste interdisciplinaire bâloise Nijunja présente quant à elle le projet «Xanadu – Contemporary Dream Temple» à l’occasion d’un des 44 événements collatéraux de la Biennale.

L’usage de matières premières inhabituelles comme les médicaments, par exemple le Viagra, les polymères synthétiques, la silicone et les bouteilles d’eau minérale de marque, valorisent ce parcours. L’artiste applique un verre grossissant sur les compositions chimiques et en extrait les principes actifs pour alimenter le questionnement esthétique et philosophique du monde de l’art.

«Dans ‘Our Product’ sont utilisés de nombreux matériaux visibles et d’autres qu’on ne peut pas voir, synthétiques. Et pourtant, on découvre que la division entre organique et synthétique n’a pas de sens; elle n’en pas aujourd’hui et n’en a peut-être jamais eu. Parce que la division entre nature et culture a été faite par les hommes», dit Susanne Pfeffer, curatrice de l’exposition.

Sens ou perception

L’exposition a pour but de remettre en question notre façon de voir et de sentir. «Cela a beaucoup à voir avec la perception, avec la possibilité de se fier à ses propres impressions, avec la capacité de comprendre en fonction de sa propre culture, de ses propres limites ou de ses propres impressions, dans une situation mentale donnée», explique Susanne Pfeffer.

A première vue, l’œuvre rappelle le damier d’une saline abandonnée, avec ses eaux basses et colorées. Mais ici, la réflexion est bien plus profonde et creuse aux origines aquatiques de l’être humain. Et à la place du vent qui fait bouger les ailes des moulins et la superficie des vasques, il y a un moteur sophistiqué et bien caché.

Il crée des tourbillonnements et des bruits, à partir de calculs algorithmiques compliquées, des sons aquatiques synthétiques, et exhale des odeurs. Le parfum qui flotte dans la salle est celui de la peau d’un bébé. L’artiste a utilisé du musc, synthétisé en laboratoire dans les années cinquante pour éviter de devoir l’extraire des glandes du cervidé porte-musc de Sibérie (moschus mochiferus).

L’espace entourant la piscine, vide en apparence, est également habité de sons et d’odeurs. L’exposition mobilise les cinq sens. Le sixième, celui de l’intuition, est une prérogative de l’artiste, ironique et disponible à partager ses inquiétudes avec les visiteurs. «Je crois que je veux explorer la manière dont nous observons nos perceptions et pouvons les transformer», dit Pamela Rosenkranz.

Les lampes blanches suspendues par des structures métalliques en treillis projettent dans l’eau des figures tordues et ondulantes qui rappellent les reflets des canaux de Venise. L’inertie et la rigueur de la géométrie cartésienne des parois de la piscine contrastent avec les mouvements circulaires et chaotiques de l’œuvre, un «organisme» artificiel.

La lumière naturelle entre par les fenêtres et illumine la grande salle, dialoguant avec la lumière artificielle et directe. L’effet chromatique «eurocentrique» est garanti. Mais de pair avec l’évolution de la civilisation européenne des dernières décennies, Pamela Rosenkranz a recouvert progressivement les espaces internes d’une cendre qui traduit les conséquences d’une exposition au soleil et de la mixité créée par les migrations.

(Traduction: Barbara Knopf)

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