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Antisémitisme: les juifs de Suisse se sentent seuls

En Suisse aussi, les juifs vont-ils devoir cacher leur appartenance ? imago stock&people

Alors que les derniers survivants de la Shoah s’en vont, le racisme anti-juif fait un dramatique retour en Europe, comme l’illustrent les attentats de Paris et de Copenhague. Dans une Suisse où l’antisémitisme s’exprime toujours plus ouvertement, les communautés juives sont inquiètes et attendent plus de solidarité de la part des autorités.

«Les attaques antisémites sont particulièrement exacerbées aujourd’hui. Mais cela fait un moment que nous vivons mal ces menaces à l’encontre des communautés juives. Et ce depuis que l’antisionisme est utilisé comme véhicule antisémite, ce qui ne veut pas dire que tous les antisionistes sont antisémites.» Anne Weill-Lévy, juriste et membre active de la communauté israélite de Lausanne, tente de comprendre l’effrayant retour de l’antisémitisme en Europe.

«Cet amalgame entre les citoyens de confession juive et la politique menée par le gouvernement israélien s’est renforcé ces dernières années, comme l’illustre le phénomène Dieudonné et les manipulations de son acolyte Alain Soral. Que Dieudonné puisse chanter Shoananas et que ça fasse rire son public… cela m’a beaucoup fait réfléchir. Ce n’est pas anodin que 70 ans après la shoah, au moment où disparaissent ses derniers témoins et survivants, ce génocide se transforme pour certains en détail de l’histoire, comme l’a proclamé l’ancien chef du Front national Jean-Marie Le Pen. »

Fondateurs du parti Vérité et Réconciliation, Dieudonné et Soral incarnent la rencontre entre un anticolonialisme dévoyé et l’extrême-droite. Un mélange explosif qui séduit un certain nombre de jeunes, y compris en Suisse romande, où Vérité et Réconciliation a ouvert une antenne.

Le délitement de la citoyenneté

Journaliste, écrivain et professeur associé à l’Université de Neuchâtel, Pierre HazanLien externe donne le contexte international dans lequel prospère l’antisémitisme et ses formes nouvelles:

«Les cadres nationaux qui se sont construits durant les 19e et 20e siècles sont en train de se lézarder. C’est la raison de fond. Avec pour corollaire la perte des repères. Le sentiment d’appartenance nationale (la citoyenneté) est aujourd’hui battu en brèche par de nouvelles idéologies.»

Pierre Hazan désigne ensuite les lieux où l’antisémitisme a pignon sur rue:

«Le séparatisme ukrainien, l’implosion de la Libye, l’émergence de Daesh par-delà les frontières nationales de l’Irak et de la Syrie, montre une nouvelle configuration où les Etats, surtout les plus fragiles, ont bien de la peine à faire valoir leur autorité.»

Et ça n’est pas tout:

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«Même dans des pays qui ont une longue tradition étatique comme en Europe, il y a aujourd’hui un affaiblissement du rôle de l’Etat et de la citoyenneté. Si on ajoute à ça le sentiment que l’Europe est sur le déclin, qu’elle n’est plus porteuse d’une idéologie forte, que ses références s’atténuent, que l’ascenseur social fonctionne de manière minimale, ça laisse un vide qui est en train d’être comblé par des rétractations identitaires et des populismes porteurs d’exclusion.»

Indice de ce délitement: les nombreux Européens, dont des Suisses, qui rejoignent les rangs de Daesh et qui menacent et attaquent au retour ceux qu’ils considèrent comme ennemis: des figures de la liberté d’expression et des juifs. 

Les juifs, des bouc-émissaires biens commodes

«Aujourd’hui il y a une perte de la conscience de ce qu’a été la shoah, de ce que peut être un génocide, la mise à mort d’un groupe par sa seule faute d’être né, insiste Anne Weill-Lévy. Le bouc-émissaire juif traverse les âges. Il est à portée de main avec une panoplie de justifications qui reviennent sans cesse. Il est sans doute plus facile de taper sur les juifs que sur d’autres groupes. Contrairement au préjugé sur la toute-puissance des juifs et leur omniprésence, c’est plutôt l’inverse. Il n’y a pas vraiment de risque à taper sur les juifs. »

La matrice de tous les racismes

Dans un entretienLien externe l’année dernière au magazine français Télérama, la psychanalyste Elisabeth Roudinesco fait le rappel historique suivant :

«Disons que l’antisémitisme va de pair avec le racisme – même s’il le précède historiquement. Le mot «antisémitisme» apparaît en Allemagne dans les années 1870. C’est la haine des Juifs en tant que prétendue race, alors que le concept précédent d’antijudaïsme, lui, était purement religieux. L’antisémitisme, c’est la matrice de tous les racismes!»

Comme d’autres juifs de Suisse, Anne Weill-Lévy a fait les frais de la libération de la parole raciste constatée ces dernières années. Elle en donne un exemple: «Quand un député m’a dit à la cafétéria du parlement vaudois l’année dernière qu’à voir ce qui se passe en Israël, c’est à se demander si le petit moustachu (Hitler, ndlr) n’aurait pas dû finir le travail, j’ai cru que le sol se dérobait sous mes pieds.»

Des actes antisémites virulents en Suisse

Une récente étudeLien externe a permis de dessiner les contours de l’antisémitisme en Suisse. Sous l’égide du Service de lutte contre le racisme (SLR), l’institut de recherches gfs.bern a mis au point, entre 2010 et 2014, un instrument de monitorage de la cohabitation en Suisse. Il a permis de recenser les opinions racistes et discriminatoires de la population.

«La valeur de l’indice relatif aux opinions négatives à propos des personnes juives est restée stable (…) à un niveau d’environ 10% (800’000 personnes, ndlr) s’agissant de l’antisémitisme systématique.», relève le rapport.

Cette étude ne satisfait pas entièrement le secrétaire général de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD), basée à Genève.

«Cette étude tente d’évaluer le ressentiment antisémite. Mais elle ne s’intéresse pas aux actes et aux écrits haineux à l’encontre des juifs. Il manque aussi un élément: l’antijudaïsme qui s’exprime à l’occasion d’une actualité internationale, ce qu’on appelle l’antisionisme», souligne Johanne Gurfinkiel.

La CICADLien externe pour la Suisse romande et la Fédération suisse des communautés israélites (FSCILien externe) pour la Suisse alémanique vont justement publier prochainement leur rapport annuel répertoriant les actes antisémites.

Estimant que l’étude de l’institut gfs.bern et le rapport annuel sur les actes antisémites sont complémentaires, la vice-présidente de la Fédération suisse des communautés israélites dévoile les grandes lignes de son rapport.

Et c’est alarmant. «Nous avons constaté l’année passée une très grande augmentation des manifestations antisémites qui – surtout – se font de manière plus agressive, que ce soit dans la rue ou sur les réseaux sociaux », relève Sabine Simkhovitch-Dreyfus.

Et la vice-présidente de la FSCI de préciser: «Cette augmentation est presque toujours liée aux conflits du Proche-Orient (en l’occurrence, l’offensive de l’armée israélienne contre la bande de Gaza, l’été dernier) comme on a pu déjà le constater dans le passé. Mais ses manifestations sont plus visibles et l’agressivité est beaucoup plus forte. Nous avons relevé des appels à tabasser des Zurichois de confession juive, des déclarations souhaitant la mort des juifs, des invocations de l’extermination des juifs par les nazis, etc… Ces manifestations sont beaucoup plus radicales qu’auparavant. Un constat que nous partageons avec la CICAD.»

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Des autorités qui déçoivent

Reste à savoir si les autorités suisses ont pris la mesure de ce péril. Présidente de la CommissionLien externe fédérale contre le racisme, Martine Brunschwig Graf, elle-même de confession juive, estime que non. «Je pense que les autorités suisses auraient avantage à s’exprimer de façon plus forte à certains moments pour dire très clairement ce qui est tolérable et ce qui ne l’est pas. Il serait nécessaire d’apporter un message pour des catégories de populations qui se sentent actuellement menacées ou désécurisées. Ce qui est manifestement le cas de nombreux membres des communautés juives en Suisse, voire d’autres communautés.»

Un avis que partage Anne Weill-Lévy: «Il y a un manque de réconfort de leur part, alors qu’il y a des moments dans la vie où on en a besoin. Nous représentons 0,2% de la population suisse. Et en ce moment, c’est dur.»

Certes, les responsables de la sécurité dans les cantons concernés ont renforcé la présence policière devant les synagogues et les institutions juives. Mais la CICAD demande plus : «La communauté juive consacre un budget très conséquent à la sécurité. Nous avons demandé depuis déjà un certain temps un coup de main de l’Etat. Mais jusqu’à maintenant, on nous a opposé une fin de non-recevoir en nous déclarant ‘pourquoi vous et pas d’autres communautés?’ Mais aujourd’hui en Europe, ce sont des juifs qui sont assassinés parce qu’ils sont juifs », affirme Johanne Gurfinkiel.

Quant à Pierre Hazan, il lâche, dépité : «Je suis profondément peiné de voir que les synagogues doivent être protégées en Suisse, que même les garderies d’enfants doivent être gardées par des policiers. On en est là. »

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