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«Le rire collectif sur la Piazza Grande est quelque chose de merveilleux»

Carlo Chatrian souriant.
Carlo Chatrian a eu en main la direction du Festival de Locarno depuis 2012. Keystone

Le Festival de Locarno débute le 1er août. Le plus important rendez-vous cinématographique de Suisse sera pour la dernière fois placé sous la direction artistique de Carlo Chatrian. swissinfo.ch l’a rencontré pour parler passé, présent et futur.

L’édition de cette année s’ouvre sur la Piazza Grande avec «Les Beaux Esprits» de Vianney Lebasque et se terminera avec «I Feel Good» de Benoît Delépine. Ces titres ont-ils été choisis en fonction de votre état d’esprit, était donné qu’il s’agit de votre dernier Festival de Locarno avant votre départ pour Berlin?

(Rire). Il n’y a pas de plan derrière ce choix. Nous voulions simplement ouvrir et clôturer le festival sur la Piazza Grande avec des comédies. Il s’agit de deux comédies qui nous ont beaucoup plu, même si elles sont très différentes l’une de l’autre. En me référant au titre du film de la dernière soirée, je peux dire en plaisantant: «Je me sens bien maintenant, demain et après-demain». C’est-à-dire que je me sens très bien à Locarno, comme j’espère me sentir également demain et après-demain.

«Un festival comme le nôtre est un festival de découvertes et d’avant-garde»

Cette année, le programme sur la Piazza Grande est plus léger. Voulait-on éviter de mettre le public sous pression en ces temps marqués par une certaine tension?

En 2017, nous avions une édition que je ne qualifierais pas de lourde, mais qui était importante étant donné qu’il s’agissait de la 70e. C’est pourquoi nous avons voulu être un peu plus léger cette année. Nous avons donc proposé, par exemple, la rétrospective de Leo McCarey. De plus, les comédies sont un genre qui crée un très bel effet. Le rire collectif du public sur la Piazza Grande est quelque chose de merveilleux.

Rire en tant que thérapie collective?

Oui, quelque chose du genre, mais il ne s’agit pas d’un divertissement pour oublier le monde. Pensons simplement à la satire «BlacKkKlansman» de Spike Lee, qui nous confronte à des thèmes importants comme le racisme, mais sur un ton plus léger.

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Vous voyez le film de Spike Lee comme un message politique?

Ce film s’inspire d’une histoire vraie. Un Afro-Américain engagé par le FBI et qui réussit si bien à passer pour un blanc qu’il finit par obtenir un certificat d’appartenance au Ku Klux Klan. Ce film est un symbole pour lire une société américaine encore divisée entre noirs et blancs. Nous avons décidé de le projeter sur la Piazza Grande notamment pour commémorer le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Je le considère comme un message de civilité plutôt qu’un message politique.

L’attention publique se tourne toujours vers le Concours international. Est-il plus difficile de programmer la Piazza Grande ou ce concours?

Ce sont deux domaines qui requièrent une attention différente. Pour la Piazza Grande, il s’agit de trouver les films, mais aussi les invités qui les accompagnent. Les projections sur la place sont des événements. A travers les onze soirées nous faisons un voyage, un peu comme le film colombien «Pájaros de verano» qui nous emmène cette année sur un continent peu présent sur la place. Pour le Concours, la difficulté est de trouver le juste équilibre entre les jeunes réalisateurs et ceux qui ont déjà une certaine histoire. Ce n’est pas toujours facile.

Pour le Concours, on parle déjà beaucoup du film de Mariano Llinás, «La Flor», qui dure près de 14 heures. Est-ce une provocation?

Non, c’est un défi que nous lançons au public et au jury. A notre avis, c’est un film unique dans l’histoire du cinéma. Il est long, mais pas difficile. C’est un grand hommage à l’histoire du cinéma. Les films ont souvent peur de raconter des histoires, mais dans ce film, les histoires sont bien présentes. Nous verrons quelles seront les réactions. Pour faciliter le visionnement, le film peut également être vu en parties séparées.

Il est probable qu’un film de ce genre n’aura pas la possibilité d’arriver dans les salles de cinéma, comme la plupart des films du Festival. Est-ce un problème?

C’est un sujet très controversé. Mais je suis sûr que c’était aussi le cas dans les années 1960. Un festival comme le nôtre est un festival de découvertes et d’avant-garde. Il laisse la possibilité de projeter certains films, même très longs. De temps en temps, ces films sortent aussi en salles et rencontrent le succès. Pensez à «Heimat» d’Edgar Reitz, en Allemagne. Je suis également d’avis que les nouveaux supports tels que les smartphones permettent de regarder ces films d’une manière différente. Un de temps en temps.

Il reste le problème que le Léopard d’or n’a, commercialement parlant, pas le même poids que la Palme d’or de Cannes ou que le l’Ours d’or de Berlin…

Je ne peux pas le nier. Ces dernières années, les films victorieux à Locarno n’ont pas été des succès commerciaux.  Mais il y a aussi des exemples positifs. Au cours de ma première année en tant que directeur artistique, le prix de la meilleure actrice avait été décerné à Brie Larson, trois ans avant qu’elle ne décroche un Oscar. Ou encore «As boas maneiras», de Juliana Rojas et Marco Dutra, qui a remporté un prix en 2017 et qui est projeté aujourd’hui encore dans les salles brésiliennes.

Cela nous permet une petite parenthèse. Nous menons cette interview dans le PalaCinema, qui est depuis l’année dernière le siège du Festival et qui dispose de trois très belles salles. Pendant le Festival, il n’y a pas de la place pour tous les spectateurs, mais durant le reste de l’année, il y a peu de monde. Les cinémas de toute la Suisse sont en crise. Que peut-on faire pour inverser la tendance?

Je ne sais pas si c’est à moi de donner des conseils. Je pense que les questions dont nous parlons devraient donner matière à réflexion aux propriétaires de salles de cinéma. Peut-être devrait-on changer un peu la programmation. Le spectateur d’aujourd’hui doit ressentir le besoin et la nécessité de quitter son domicile pour aller voir un film ailleurs.

Les cinémas sont en crise, mais les festivals sont en plein essor. A Locarno, on ne regarde pas seulement des films, mais il y a aussi des moments dédiés à des réunions sur des thèmes sociaux, des espaces de fête et d’amusement. Le Festival a changé de nom, puisque depuis l’année dernière, il ne s’appelle plus Festival du Film de Locarno, mais seulement Festival de Locarno. Le mot film a été supprimé. N’est-il plus suffisant de montrer seulement des films?

Je vois les choses différemment. Regarder un film est un événement social. Et c’est ce qu’il reste. Le nom du Festival a été raccourci, mais tout le monde sait que les films sont le cœur de ce festival. Ce n’est que pendant le Festival que la Piazza Grande devient un grand cinéma en plein air. Les films entrent dans la ville durant ces journées. Tous les autres événements sont des événements parallèles, ils créent un cadre.

Carlo Chatrian

Né en 1971 à Turin, il a obtenu un diplôme en Lettres de l’Université de Turin en 1994, puis est devenu journaliste et critique. Il a été rédacteur en chef de la revue «Panoramiques» et a travaillé comme critique pour les revues «Duellanti», «Filmcritica» et «Cineforum». Il a également collaboré avec des festivals et des instituts en tant que programmeur.

Au Festival de LocarnoLien externe, il a été membre du comité de sélection de 2006 à 2009 et commissaire de la rétrospective dès 2008, avant d’accéder à la direction artistique le 4 septembre 2012.

Le 22 juin 2018, il a été nommé directeur artistique du Festival du film de BerlinLien externe en tant que successeur de Dieter Kosslick (70 ans), qui partira après l’édition 2019 (7-17 février).

Carlo Chatrian vit actuellement dans la Vallée d’Aoste (Italie) avec sa femme et ses trois enfants.

Quel a été le moment le plus difficile de votre carrière de directeur artistique à Locarno?

Beaucoup de gens penseront aux discussions et aux controverses qui ont eu lieu, par exemple à propos de la présence de Roman Polanski en 2015. Mais pour moi, le moment le plus difficile a été avant le premier festival, quand en janvier 2013, je me suis rendu à Saint-Pétersbourg pour inviter le metteur en scène Alexandre Sokurov pour le pré-festival «L’image et la parole». La réunion dans son immense bureau était un vrai défi. Mais la première soirée sur la scène de la Piazza Grande n’a pas été facile non plus.

Depuis des années, il y a des discussions sur le glamour et les stars. Une fois on estime qu’il y en a trop et l’année suivante, on se plaint parce qu’il n’y en a pas assez. Ces discussions vous énervent-elles?

Non. Je laisse cette discussion aux médias. Je suis fier que nous ayons pu faire venir de grands noms à Locarno ces dernières années. Personnellement, la présence qui m’a le plus touché est peut-être celle du réalisateur Michael Cimino, en 2016.

Vous allez maintenant à Berlin pour reprendre la direction artistique de la Berlinale. Avez-vous déjà commencé à apprendre l’allemand?

Ma fille a débuté l’apprentissage de l’allemand l’année dernière à l’école secondaire, et j’ai commencé avec elle. Malheureusement, en décembre, j’ai dû arrêter à cause de nombreux voyages. Je m’y remettrai dès que possible, mais l’allemand n’est pas une langue facile…

Qu’emporterez-vous de Locarno avec vous pour votre avenir?

Le côté humain. Toutes les personnes avec lesquelles j’ai travaillé. Mais aussi le public. Je suis toujours ému à l’idée qu’il y a ici des gens qui ont tellement envie de partager cette passion pour le cinéma. Je ne sais pas ce qui m’attend à Berlin, mais ce que je sais, c’est qu’il y a pas là-bas de Piazza Grande.

(Traduction de l’italien: Olivier Pauchard)

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