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«Les migrations climatiques concernent aussi les pays riches»

Inondations au sud-ouest de l’Angleterre. Février 2014. Keystone

Le nouveau rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) pointe la question cruciale des «réfugiés climatiques». On aurait tort de croire que l’impact des changements attendus sur les flux migratoires va se limiter aux pays les plus pauvres. Interview de l’expert en migrations Etienne Piguet.

Des milliers d’Américains qui fuient une météo polaire et qui cherchent refuge au Mexique. Une pure fantaisie? Certainement, puisque c’est une des scènes du Jour d’après, blockbuster climatique hollywoodien sorti en 2004. Mais le phénomène de la migration climatique n’en est pas moins réel. D’ici à 2100, des centaines de millions de personnes devront abandonner les zones côtières à cause de l’élévation du niveau des mers, réaffirme le GIEC dans son rapport à paraître le 31 mars.

L’impact du climat sur le comportement des populations est connu, explique Etienne Piguet, professeur à l’Université de Neuchâtel. Toutefois, ses dernières recherches sur les migrations climatiques dans le monde en ont révélé des aspects surprenants, et à certains égards paradoxaux.

Le rapport «Changement climatique 2014: impacts, adaptation et vulnérabilité» publié le 31 mars 2014 par le Groupe de travail II du GIEC souligne que les effets du changement climatique sont déjà à l’œuvre sur tous les continents et dans tous les océans.

Les événements météorologiques extrêmes pourraient affecter la biodiversité des plantes et des animaux, réduire drastiquement les rendements agricoles et aggraver les problèmes sanitaires, indique le document.

Le risque d’inondations augmentera principalement en Europe et en Asie, alors que l’accès à l’eau sera l’un des défis les plus marquants posés par le réchauffement en Afrique.

Inondations des zones côtières, sécheresse et vagues de chaleur entraîneront une intensification des déplacements de population et, indirectement, une augmentation des risques de conflits violents, avertissent les chercheurs.

swissinfo.ch: On a tendance à croire que la migration climatique est un phénomène relativement récent. Est-ce correct?

Etienne Piguet: Depuis 2007, date de la publication du quatrième rapport d’évaluation du GIEC, on a en effet assisté à une sorte de renaissance de la notion de migration climatique. Mais en réalité, l’idée est bien plus ancienne. Je repense par exemple au «dust bowl» des années 1930, quand les tempêtes de sable et l’érosion due au vent ont poussé de nombreux agriculteurs des Grandes Plaines d’Amérique du Nord à émigrer vers la Californie.

Plus loin, on a eu la famine de la pomme de terre en Irlande, qui a causé une vague d’émigration vers les Etats-Unis au XIXe siècle. Bien sûr, c’est une maladie qui a détruit les récoltes, mais celle-ci a été à son tour favorisée par le climat, et en particulier la succession de saisons pluvieuses et très humides.

swissinfo.ch: Donc, le climat est un moteur de la migration…

E. P.: Oui et non. Contrairement à ce qui se passait autrefois, on considère aujourd’hui le climat comme l’un des multiples facteurs qui favorisent la migration. Le «dust bowl» a frappé après le krach de 1929, qui avait fragilisé la situation des paysans. Et en Irlande, la politique de la Grande Bretagne a aussi favorisé les départs. Au climat s’ajoutent des aspects politiques, sociaux et économiques.

Les études montrent un fort impact de la température et des périodes de sécheresse sur la productivité agricole. Il y a à cela deux raisons: certaines plantes produisent moins, et, au-dessus d’une certaine température, le travail physique devient pénible pour l’homme. Les gens deviennent donc vulnérables. Mais est-ce qu’ils vont vraiment émigrer? Difficile à dire. Si leur gouvernement les aide à changer d’activité économique, ils vont peut-être rester où ils sont.

Il suffit de penser aux Pays-Bas et à la hausse du niveau des mers. Si le gouvernement n’avait pas les moyens de construire des digues, les gens seraient forcés de partir.

swissinfo.ch: La migration climatique est-elle en soi un phénomène négatif, ou comporte-t-elle aussi des aspects positifs?

E. P.: Jusqu’à il y a une dizaine d’années, on la considérait comme un symptôme du problème, donc comme quelque chose de négatif. Aujourd’hui, on considère plutôt que la migration peut être une stratégie d’adaptation. Par exemple, si certains membres d’une famille paysanne avaient la possibilité d’aller travailler ailleurs, ils pourraient envoyer de l’argent à leurs proches, lesquels pourraient à leur tour investir l’argent dans une autre activité agricole, moins sensible au réchauffement climatique.

swissinfo.ch: Quand on parle de migration climatique, on pense automatiquement aux pays les plus pauvres. Est-ce une vision correcte de la réalité?

E. P.: Les pays pauvres ont ceux qui ont le plus de difficultés, pour des raisons techniques et politiques, à affronter les défis que pose le changement climatique. Mais depuis notre dernière étude, il est apparu – et c’est un peu une surprise – que les migrations concernent aussi les pays plus riches.

En termes de population, ce sont justement ces pays qui sont en première ligne. Pensez simplement à la Chine et aux millions de personnes qui vivent le long des côtes. Certaines catastrophes – brutales ou progressives – ainsi que la transformation spatiale de l’activité économique, pourraient aussi générer d’importants mouvements de population en Europe et en Amérique du Nord, comme on l’a vu avec l’ouragan Katrina en 2005.

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J’aimerais souligner un autre aspect crucial. Nous avons constaté que les zones les plus menacées par l’élévation du niveau des eaux sont aussi celles qui sont en pleine croissance démographique. Malgré leur vulnérabilité, les villes côtières de Chine ou d’Afrique attirent toujours plus de personnes. C’est une situation paradoxale, et potentiellement explosive.

Les migrants sont souvent conscients du danger, mais leur horizon temporel n’est pas celui du long, voire du moyen terme. Ce qui compte pour eux, c’est comment nourrir leur famille aujourd’hui. Ils ne considèrent pas le risque que demain, le canal sur lequel ils sont installés pourrait déborder à cause d’un ouragan.

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swissinfo.ch: Et la Suisse? Selon une étude, des vallées alpines entières risquent de ne plus être habitables à cause de la fonte du permafrost et des glissements de terrain…

E. P.: La Suisse, comme d’ailleurs les autres pays développés, n’est pas à l’abri des conséquences économiques et sociales du changement climatique, même si le pays ne sera de toute façon pas confronté à des vagues de migrants climatiques.

Certaines vallées alpines sont en effet très vulnérables et pourraient devenir inhabitables. Mais il ne s’agit que de quelques centaines de maisons. C’est bien sûr dramatique pour les personnes qui les habitent, mais il faut relativiser: on ne peut pas comparer la situation suisse à celle d’une province du Bangladesh où 95% de la population, qui vit de l’agriculture, est exposée au risque de périodes de sécheresse de plus en plus fréquentes.

swissinfo.ch: A l’avenir, il va falloir définir le statut de ceux qui fuient à cause du climat. Aurons-nous bientôt des «réfugiés climatiques»?

E. P.: C’est un sujet dont on débat beaucoup. Fondamentalement, il y a trois courants de pensée.

Le premier estime qu’il faut créer une nouvelle convention spécifique pour protéger les personnes qui doivent se déplacer en cas de catastrophe environnementale ou d’évolution lente de l’environnement. Le deuxième préconise d’élargir les définitions existantes et d’inclure les motifs climatiques dans la convention sur les réfugiés. Ce qui est déjà un peu le cas dans la convention de l’Organisation de l’unité africaine, où la notion de réfugié inclut également les victimes de catastrophes environnementales. Enfin, la troisième option est d’améliorer la capacité d’assistance humanitaire, de faire de la prévention et d’insister sur les mécanismes de solidarité dans les zones les plus exposées aux risques.

Ce qui est certain, c’est que de nombreuses personnes seront dans l’impossibilité d’échapper aux catastrophes. Seuls ceux qui sont en bonne santé ou qui possèdent le plus de ressources pourront fuir. Et les populations coincées sur place risquent de se trouver dans des situations humanitaires encore plus graves que celles qui vont migrer.

En 2012, les catastrophes naturelles ont forcé 32,4 millions de personnes à abandonner leurs maisons.

98% de ces déplacements ont été causés par des événements climatiques et météorologiques comme les inondations, les tempêtes et les incendies.

Les pays les plus touchés ont été la Chine, l’Inde, le Pakistan, les Philippines et le Nigéria.

Rien que dans le Nord-Est de l’Inde, les inondations à répétition de la saison de la mousson ont fait 6,9 millions de déplacés (presque la population de la Suisse).

Aux Etats-Unis, quelque 800’000 personnes ont dû fuir l’ouragan Sandy.

Source: Rapport «Global Estimates 2012» du Centre de surveillance des personnes déplacées et du Conseil norvégien pour les réfugiés.

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), dont font également partie des experts suisses, a élaboré son cinquième rapport d’évaluation du climat. Le document, qui synthétise toutes les connaissances scientifiques sur le climat, est publié en plusieurs étapes.

La première partie (Bases scientifiques du changement climatique) a été présentée en septembre 2013. Les experts y affirment notamment que le réchauffement global est incontestable et qu’est causé (à 95%) par l’activité humaine.

La deuxième partie (Impacts, adaptation et vulnérabilité) sera publiée le 31 mars 2014. Elle analyse les conséquences du changement climatique sur les systèmes naturels (forêts, écosystèmes, ressources en eau) et humains.

La troisième partie (atténuation du changement climatique), est prévue pour le 13 avril, et la synthèse finale du rapport sera présentée à Copenhague à fin octobre 2014.

(Traduction de l’italien: Marc-André Miserez)

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