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Exportations d’armes suisses: la loi ne dit pas tout

Dans l'usine Ruag de Thoune. En 2011, la Suisse a exporté pour plus de 870 millions de francs de matériel de guerre. Keystone

Quand la Suisse vend des armes à un pays en paix, il peut arriver que celles-ci se retrouvent, au mépris de la loi, sur un champ de bataille. Selon une étude à paraître, le problème n’est pas dans les lois, mais dans leur application.

En juillet 2011, le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) imposait un gel de six mois des livraisons d’armes au Qatar. Raison: des munitions de l’entreprise Ruag livrées à ce pays s’étaient retrouvées en Libye, en violation de la législation suisse. Au moment de lever la mesure à la fin de l’année le Seco expliquait que l’émirat avait présenté ses excuses et attribué le couac à une «erreur dans la logistique militaire».

Ruag, ancienne fabrique fédérale d’armement, est encore détenue à 100% par la Confédération. Ses activités se partagent pour moitié entre le civil et le militaire. En 2011, elle a réalisé des ventes pour 1,77 milliard de francs et un bénéfice de 97 millions. 

Alexander Spring est un des auteurs de l’étude «Exportations de munitions suisses – divergences entre loi et pratique», que le «think tank» (laboratoire d’idées) foraus s’apprête à publier. Pour lui, la décision de reprendre les ventes au Qatar et les inspections menées sur place après la livraison ne sont pas des modèles de transparence.

«Nous ne savons rien de ces inspections, constate l’expert. Quand on nous parle d’erreur dans la logistique, nous ne pouvons pas dire s’il s’est agi – pour prendre un cas extrême – d’un employé de l’ambassade suisse au Qatar qui se serait rendu au dépôt pour jeter un œil à quelques caisses ou si ce sont des experts réellement compétents du ministère de la Défense qui auraient mené une vraie inspection après expédition».

Répondant par courriel à nos questions, Simon Plüss, chef du contrôle à l’exportation du Seco, explique que le Qatar lui-même «avait confirmé qu’en raison d’une erreur dans la logistique, les munitions suisses avaient été livrées à l’opposition libyenne».

Des fonctionnaires suisses se sont rendus par deux fois à Doha pour y obtenir des informations détaillées sur cet incident et pour discuter de la manière de résoudre la situation.

«Le Seco décide si et dans quels cas il va mener des vérifications après livraison. La procédure et les objectifs de chaque vérification doivent être définis au cas par cas avec le pays de destination, et ceci par les canaux diplomatiques», écrit encore Simon Plüss.

Fusils d’assaut pour l’Orissa

Tobias Schnebli, du Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA), est également préoccupé par le manque de transparence au sujet des utilisateurs finaux des armes suisses exportées.

Il cite à cet égard le cas des mitrailleuses et des fusils d’assaut vendues aux services de police des Etats indiens d’Orissa et du Jharkhand, tous deux secoués ces dernières années par une insurrection sanglante de groupes maoïstes, qui a fait des milliers de morts.

En 2010 et 2011, la Suisse a exporté pour respectivement 6,03 et 7,4 millions de francs de matériel de guerre vers l’Inde, qui est devenu alors le 16e plus gros client de son industrie d’armement.

«Il a été prouvé qu’en Orissa, la police a engagé des mineurs de moins de 16 ans pour combattre les rebelles», dénonce Tobias Schnebli, comme l’a fait avant lui l’organisation non-gouvernementale (ONG) Human Rights Watch.

«Le Seco nous a dit qu’il allait effectuer des contrôles et nous pensons que les ONG doivent demander que des représentants des organisations de défense des droits de l’homme puissent accompagner ces inspections afin de savoir qui sont les utilisateurs finaux de ces armes. Sinon, il sera trop facile à l’armée ou à la police de le cacher», estime le membre du GSsA.

Pour Simon Plüss toutefois, attendu que ces inspections après livraison peuvent constituer une atteinte à la souveraineté d’un pays, l’implication d’un observateur indépendant «est très délicate» et devrait être envisagée «avec prudence».

Les exportations vers l’Orissa et le Jharkhand «doivent être considérées en regard du cas spécifique», ajoute le fonctionnaire du Seco. Dans certains cas en effet, la Suisse a stipulé le droit de mener des inspections après livraison et exigé des garanties écrites que les armes ne seraient pas utilisées contre des populations civiles.

«Il faut considérer que certaines des armes vendues par la Suisse sont prévues et utilisées pour la protection de personnalités. Ces armes sont très chères et leur manipulation requiert de hautes compétences. Elles sont donc utilisées par des unités bien entraînées des forces spéciales et non données aux unités de police ordinaires. Ce qui réduit le risque d’abus», écrit encore Simon Plüss.

Une loi très stricte

La loi suisse interdit formellement l’exportation de matériel de guerre vers des pays impliqués dans des conflits armés et où il y a une forte probabilité que le matériel finisse entre les mains d’utilisateurs «non désirables». Elle prohibe de même les exportations vers les régions où les droits de l’homme sont systématiquement violés, et où il y a des risques que les armes soient utilisées contre des populations civiles.

Elle prescrit également de prendre en compte le maintien de la paix, le non-recours à des enfants soldats et le respect du droit international et des principes de la coopération suisse au développement.

En 2011, la Suisse a exporté du matériel de guerre pour 872,7 millions de francs, soit une valeur en hausse de 36% par rapport à 2010. Le Seco attribue essentiellement cette augmentation à un contrat de 258,1 million avec les Emirats Arabes Unis, pour la vente d’avions d’entraînement.

Tant Alexander Spring, de foraus, que Tobias Schnebli, du GSsA, reconnaissent que la loi suisse en la matière est une des plus strictes du monde. Malgré cela, Alexander Spring estime que certaines modification seraient souhaitables, car le texte contient encore des imprécisions. Dans le même sens, Tobias Schnebli juge que la loi «laisse une trop grande marge d’interprétation» dans son application.

Alexander Spring pose également la question de l’intérêt de ce commerce pour l’économie, attendu que les exportations d’armes ne représentent que 0,4 du PIB de la Suisse.

Ce à quoi Jan Atteslander, porte-parole d’economiesuisse répond que l’industrie d’armement est un fournisseur important de professionnels hautement qualifiés et de technologies de pointe pour d’autres secteurs industriels.

Le premier scandale lié aux exportations d’armes suisses éclate en 1968. Pendant la guerre civile au Nigéria, les avions du Comité international de la Croix-Rouge sont frappés par des roquettes de fabrication suisse.

Dix ans plus tard, la presse révèle que les avions d’entraînement PC-7 de la firme Pilatus peuvent facilement être modifiés pour transporter des bombes. Baptisé «bombardier du pauvre» en raison de son coût relativement modeste, le PC-7 aurait été utilisé par la CIA au Laos en 1962, puis en Birmanie, au Guatemala, au Mexique, au Chili, en Bolivie et au Nigéria. Plus récemment, des avions Pilatus ont été repérés en Irak, en Afrique du Sud et au Darfour.

En 1972, les milieux pacifistes lancent leur première initiative populaire pour l’interdiction des exportations d’armes. Elle est refusée de peu. Deux autres suivront sans plus de succès. La dernière, en 2009, n’a convaincu que 32% des votants.

Les exportations d’armes font à nouveau les gros titres en juillet 2011, lorsqu’il s’avère que des munitions suisses vendues au Qatar ont été utilisées en Libye. La Suisse impose alors un embargo sur les ventes au Qatar, qui sera levé six mois plus tard. Les investigations menées par le Seco ont conclu que cette livraison était le résultat d’une «erreur dans la logistique militaire».

Entre 2007 et 2011, le volume total du commerce légal des armes dans le monde a augmenté de 24%. Les cinq plus gros acheteurs étaient tous des pays d’Asie. Soit l’Inde (10%), la Corée du Sud (6%), le Pakistan (5%), la Chine (5%) et Singapour (4%).

 

L’Asie et l’Océanie ont importé ensemble 44% du total de ces armes, l’Europe 19%, le Proche Orient 17%, les Amériques 11% et l’Afrique 9%.

Les Etats-Unis et les autres grands pays exportateurs d’armes restent des fournisseurs majeurs pour la Tunisie et l’Egypte, pays touchés par les événements du Printemps Arabe, et ceci malgré une révision de la politique de vente d’armes de Washington en 2011. Cette année-là, les Américains ont par exemple livré 45 chars M-1A1 à l’Egypte et ont passé contrat pour en fournir 125 de plus.

La Russie a fourni à la Syrie 78% des armes achetées par le régime de Bachar el-Assad durant la période 2007-2011. En 2011, Moscou a livré à Damas des systèmes de missiles sol-air Buk et des systèmes de missiles côtiers Bastion-P. La Russie a également confirmé un ordre de livraison pour 36 avions d’entraînement et de combat Yak-130. Ces ventes ont contribué à l’augmentation de 580% des dépenses d’armement de la Syrie enregistrée entre les périodes 2002-2006 et 2007-2011.

(source: Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, 19 mars 2011)

Traduction de l’anglais: Marc-André Miserez

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