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De la Tène à la Suisse future

Bertil Galland. Collection personnelle

Honneur à trois Vouga... A eux trois, le grand-père, le père et le fils, ces Neuchâtelois auront ouvert la Suisse à de vastes perspectives.

Leur apport fut substantiel, minutieux, historique et nous a projetés 2200 années en arrière.

Les deux premiers Vouga, Emile et Paul, archéologues, nous ont dévoilé notre passé celtique. Ils ont fouillé la Tène, ce rivage au pied de leur lac qui donna son nom, pour toute l’Europe, à l’Age du fer à la veille de la conquête romaine.

Le troisième Vouga, Jean-Pierre, nourri des découvertes familiales, s’est voué à l’avenir de nos paysages surchargés par des constructions anarchiques. Architecte de l’Etat de Vaud, il fut un pionnier de l’aménagement du territoire. En juillet dernier, il s’est éteint à Morges dans sa centième année, au moment précis où paraissait à Neuchâtel, avec un texte de lui, un ouvrage collectif sur son père, «De la mémoire à l’histoire: Paul Vouga (1880-1940)».

Un inventaire superbe

Mais commençons par Emile, l’instituteur du XIXe siècle. Il décida d’enseigner à Marin, à deux pas de la Tène, car ce site était à l’abandon après les pêches miraculeuses initiées en 1858: elles avaient révélé l’une des plus riches concentrations d’armes de fer de la Gaule, des épées et des lances par centaines.

La communauté savante, d’abord stupéfaite, fut servie par un inventaire archéologique superbe d’Edouard Desor, édité à Paris. Puis l’intérêt tomba. Vint ensuite la longue correction des lacs jurassiens, achevée en 1881, qui abaissa l’eau et fit reculer la rive.

C’est alors que le maître primaire de Marin réveilla les esprits. Grâce à lui, les graviers furent creusés, le véritable site archéologique repéré sur un ancien bras de la Thièle, avec des armes encore, un collier d’or, un étui à aiguilles de bronze, des mors de chevaux, une roue entière et autres objets rarissimes qu’on peut voir aujourd’hui au Laténium (La Tène en latin), le nouveau musée et parc archéologique de Neuchâtel.

Toute la famille Vouga communia dans des inquiétudes face aux pilleurs clandestins et dans des efforts incessants pour émouvoir le monde officiel.

La verdeur des petites communautés

C’est ainsi que put se dégager de la boue une civilisation celtique que la Suisse est loin d’avoir incorporé encore à son passé reconnu. Dès 1907 il appartint à Paul Vouga, philologue converti à l’archéologie, d’élargir et d’enseigner l’étude de peuplements successifs et énigmatiques.

Il devint l’un des spécialistes européens du néolithique lacustre, dont il fixa la chronologie. Mais crise et guerre ne lui permirent aucun triomphe. Sa fin fut triste. Une autorité scientifique d’aujourd’hui, Gilbert Kaenel, rend hommage à ses publications qui font référence et note aussi ses prudences.

Il manqua peut-être à Paul Vouga l’audace de tirer ses perspectives, non des théories prévalant en son temps, mais de l’observation objective de ses propres trouvailles. D’étranges déformations des armes, à la Tène, ne révèlent pas tant chez ces Helvètes un dépôt militaire qu’un culte, des rites, des sacrifices d’hommes et de chevaux.

Le pouvoir des roitelets

Jean-Pierre Vouga, formé à l’architecture par les Beaux-Arts, à Paris, n’abandonnera jamais la voie ouverte par son grand-père et son père. Il rendit aux Celtes un culte à sa manière. Il enjoignit la Suisse, où il allait devenir un personnage de grande influence, à reconnaître les valeurs de son passé pré-romain. Contre les rigueurs centralisées il célébra la verdeur des petites communautés d’Helvètes, dont nos cantons, à ses yeux, sont les héritiers.

Le paradoxe, c’est que les milieux fédéralistes combattirent souvent ce grand commis avouant de si fortes racines et qui donna au canton de Vaud deux grandes lois protectrices – celle qui a empêché de construire n’importe où et celle qui a sauvé bon nombre d’ensembles naturels ou bâtis. Son projet d’une loi fédérale freinant en Suisse une occupation frénétique du sol fut, dans sa première version, repoussé par le peuple, au nom de la liberté des communes et de la propriété privée. «Je connais, disait l’architecte cantonal, le pouvoir des roitelets.»

Jean-Pierre Vouga, après la Deuxième guerre mondiale, avait été l’une des chevilles ouvrières de l’Union internationale des architectes et parcourut à ce titre la planète (crayon en main: il ne photographiait pas, mais dessinait merveilleusement).

En Suisse, il opposa à l’émiettement politique la nécessité des grands desseins. Nommé responsables des constructions et de l’aménagement du plus vaste canton de Suisse française, face à un déferlement d’appétits et de projets, comment allait-il fixer des priorités? En précurseur il attira dans l’administration non seulement des techniciens, et surtout pas des fonctionnaires et des guichetiers, mais de jeunes chercheurs venus de l’université. Il ouvrit le temps des inventaires.

Un équilibre en mouvement

Une dérive vers une planification bureaucratique pouvait menacer. Ses adversaires en tirèrent argument. Mais le grand commis marqua le pays. Sa présence quadrilla le terrain plus longtemps que celle des Conseillers d’Etat, ses patrons, par une multitude de décisions concrètes.

A côté d’une accumulation de laideurs, reste la liste, finalement longue, des objets de notre culture, bâtiments, paysages, détails, ou certains espaces demeurés harmonieux jusque sous les interventions du génie civil et des bâtisseurs, qui furent reconnus précieux, énergiquement défendus, parfois sauvés par Jean-Pierre Vouga. Car sa vision du pays s’étendait sur deux millénaires.

Elle cherchait devant nous un équilibre en mouvement plutôt que l’emboutissage contre le mur des inconscients et des mégalomanes.

swissinfo, Bertil Galland

«De la mémoire à l’histoire: l’oeuvre de Paul Vouga», Cahiers d’archéologie neuchâteloise, sous la direction de Marc-Antoine Kaeser (2006)

Bertil Galland est né en 1931 à Leysin (Vaud) d’un père vaudois et d’une mère suédoise.

Après des études de lettres et de sciences politiques, il se forme comme journaliste.

Il est également actif dans l’édition. Il dirige d’abord les «Cahiers de la renaissance vaudoise» de 1953 à 1971, puis crée sa propre maison d’édition en 1971.

Entre autres activités, il traduit en français des œuvres scandinaves et crée la collection CH pour faire connaître les auteurs alémaniques et tessinois au public francophone.

Au plan journalistique, il participe à la création du «Nouveau Quotidien» en 1999.

Bertil Galland vit actuellement entre Lausanne et Richmont (Bourgogne).

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