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«Il s’agit de protéger les citoyens contre l’État»

Haus der Kantone in Bern
La Maison des cantons à Berne est le siège de l'organisation faîtière des 26 gouvernements cantonaux de Suisse et de toutes les conférences des directeurs cantonaux spécialisés. Keystone

Les cantons se sentent «muselés» par le Tribunal fédéral. Ce dernier a limité leur droit d’expression dans les campagnes de votation. Selon Lorenz Langer, juriste au Centre pour la démocratie d’Aarau, cette décision leur offre, au contraire, une plus grande capacité d’influence.

Qui a son mot à dire dans la démocratie suisse? Qui a le droit de dire quoi et quand? Qui doit se taire et quand? Le Tribunal fédéral (TF) a répondu à cette dernière question. Fin 2018, il s’est prononcé sur le droit d’expression ou non des cantons dans les campagnes de votation. Verdict: la Conférence des gouvernements cantonaux (CdC) est autorisée à donner son avis, les gouvernements cantonaux également, mais pas les Conférences spécialisées des directeurs cantonaux.

Il existe quinze Conférences de ce type. Les plus connues sont la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et de police ainsi que la Conférence des directrices et directeurs cantonaux des finances (CDF).

Non à l’initiative «Monnaie pleine»

Dans le cadre de la votation sur l’initiative «Monnaie pleine» en juin dernier, la CDF a publié un communiqué recommandant le rejet du texte. Fâchés, les initiants ont porté l’affaire devant le TF.

Lorenz Langer
Lorenz Langer est professeur à l’Université de Zurich et chercheur associé au Centre pour la démocratie d’Aarau ainsi qu’au Liechtenstein-Institut. ZDA

La haute instance a rejeté le recours: l’intervention de la CDF est jugée «inadmissible». Elle a porté atteinte à la liberté de vote des citoyens. De surcroît, la manière dont la CDF a défini sa position n’était pas transparente vis-à-vis de l’extérieur et donc pas intelligible.

Toutefois, vu le net rejet de l’initiative par plus de 75% des voix, les juges de Mon-Repos se sont abstenus de prendre des sanctions telles qu’une répétition de la votation. Dans le même temps, comme évoqué plus haut, le TF a répété que «seuls les gouvernements cantonaux ou la Conférence des gouvernements cantonaux sont autorisés à intervenir dans le débat précédant une votation fédérale lorsqu’ils sont particulièrement concernés».

Droit d’expression dans la loi

Les directeurs cantonaux des finances se sentent, toutefois, «bâillonnés» par le TF. D’autant que la prochaine votation, en mai, sur le paquet qui lie réforme fiscale et financement de l’AVS (RFFA) les concerne: la fiscalité des entreprises les touche au plus haut point.

Le ministre des Finances neuchâtelois, Laurent Kurth, est emprunté. La décision du TF signifie «concrètement que le canton de Neuchâtel peut s’exprimer par la voix de son gouvernement, que le gouvernement peut m’autoriser à prendre position comme ministre en charge des questions financières et que l’ensemble des gouvernements peuvent – au sein d’une Conférence des gouvernements cantonaux – également s’exprimer», a-t-il déclaré à la RTS. «En revanche, la Conférence des directeurs des finances suisses, elle, ne peut pas s’exprimer à ce stade du projet.»

Charles Juillard, président de la CDF, et Pascal Broulis, ministre des Finances vaudois, refusent cette muselière. Ils songent à interpeller le Parlement fédéral pour qu’il fixe dans la loi le droit d’expression des cantons avant une votation.

Un projet que soutient Christophe Darbellay. Le chef du Département de l’économie et de l’éducation valaisan ne comprend pas «que le Tribunal fédéral – qui doit dire le droit – commence à dicter le droit. On est dans une judiciarisation de la démocratie directe», a-t-il lancé sur les ondes de la RTS.

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Parole à un haut niveau

La réaction des directeurs cantonaux surprend l’expert en droit Lorenz Langer, contacté par swissinfo.ch. «Les cantons se plaignent que leurs Conférences spécialisées ne soient plus autorisées à s’exprimer. Pourtant, dans l’ensemble, ils peuvent aujourd’hui intervenir de manière plus importante – par l’intermédiaire des gouvernements cantonaux et de la Conférence des gouvernements cantonaux en tant qu’organisation faîtière», relève Lorenz Langer. Ils peuvent donc prendre la parole à un haut niveau.

Lorenz Langer rejette l’argument selon lequel les cantons ne pourraient plus faire part de leur expertise dans le processus de formation de l’opinion avant une votation. «Ils ont la possibilité de faire valoir leurs compétences dans le cadre de la Conférence des gouvernements cantonaux qui peut, elle, prendre position. Et les cantons sont libres de nommer la personne qui les représentera au sein de cet organe faîtier.»

Seules les prises de position d’un exécutif relatives à des objets de votation qui le concerne sont considérées comme légales par le TF. Les communes ou les cantons ne sont autorisés à se prononcer sur les projets de loi fédéraux que s’ils sont particulièrement touchés.

«La grande question en jeu est celle de la liberté de vote»
Lorenz Langer, juriste

Le TF a modifié sa jurisprudence, en 2018, dans le cadre de la nouvelle loi sur les jeux d’argent et l’a confirmée avec l’initiative de la monnaie pleine citée précédemment.

Pas de propagande d’État

«La grande question en jeu est celle de la liberté de vote», explique Lorenz Langer. Tout citoyen a droit à la libre formation de son opinion et à l’expression fidèle de sa volonté. Les votants ne doivent pas être influencés de manière illégale. Les autorités publiques doivent faire preuve de retenue lors de campagnes de votation pour ne pas être accusées de propagande d’État.

La différence entre privé et public est essentielle. Les citoyens peuvent invoquer la liberté d’expression lors d’une campagne, mais pas les autorités. Les droits fondamentaux protègent les citoyens contre l’État, poursuit Lorenz Langer.

Vaine distinction

L’expert juridique partage l’avis du TF selon lequel la procédure décisionnelle de la CDF n’est ni transparente ni compréhensible pour les personnes externes. Ce constat vaut également pour la CdC en tant qu’organisation faîtière. Aussi, la distinction faite par la haute cour entre les deux organes – la première n’a pas le droit de s’exprimer, tandis que la seconde y est autorisée – est vaine.

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Selon les statuts de la CdC, une majorité de 75% est nécessaire pour toute décision. Le monde extérieur ne sait, cependant, pas si celle-ci a été prise à l’unanimité ou si certains cantons ont exprimé une opinion contraire. Cela peut donner la fausse impression qu’il existe un front uni des cantons pour ou contre un projet de loi.

Selon Lorenz Langer, la proximité entre la CdC et la CDF est également physique, puisque toutes deux se trouvent sous le même toit, à la Maison des cantons à Berne. «Cette promiscuité montre à elle seule à quel point ces organes sont interchangeables.»

Affaiblissement du système juridique

Le spécialiste estime, par ailleurs, gênant que le Tribunal fédéral confirme à plusieurs reprises l’illégalité des interventions cantonales, sans toutefois les sanctionner en se référant au résultat clair du vote. «Si d’autres violations de ce genre, sans la moindre conséquence, surviennent au cours des prochaines années, la légitimité d’un système juridique qui n’est pas appliqué s’en trouvera compromise. En particulier pour les groupes qui déplorent une violation du droit.»

Selon Lorenz Langer, la distinction formelle entre CdC et Conférences spécialisées peut difficilement être appliquée dans la pratique. Il serait donc plus pertinent d’utiliser des critères de contenu: les Conférences spécialisées peuvent également fournir des informations, à condition que ces dernières soient livrées de manière transparente et proportionnée.

Traduit de l’allemand par Zélie Schaller

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