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Les prophètes de malheur de la démocratie manquent un changement majeur

Rédaction Swissinfo

Certains prétendent que la démocratie est en déclin. Mais on ne parle pas d’une autre tendance: la démocratie directe est en plein essor.

Aujourd’hui, 113 des 117 pays démocratiques du monde offrent à leurs citoyens, par la loi ou par la constitution, des possibilités de présenter une initiative citoyenne, un référendum, ou les deux. Selon une base de données sur la démocratie directe fournie par l’Institut international pour l’assistance électorale et la démocratie (IDEALien externe), depuis 1980, plus de 8 pays sur 10 dans le monde ont organisé au moins un référendum ou un vote populaire à l’échelle nationale.

«La Suisse offre peut-être le meilleur système intégré au monde»

Le soleil s’est couché sur l’empire britannique, mais jamais sur la démocratie directe. En mai 2018, 1741 votes populaires nationaux sur des questions de fond ont eu lieu, dont 1059 en Europe, 191 en Afrique, 189 en Asie, 181 en Amérique et 115 en Océanie. De tous les votes populaires à l’échelle nationale dans l’histoire du monde, plus de la moitié ont eu lieu au cours des 30 dernières années.

D’autres grandes démocraties – l’Allemagne, les États-Unis et l’Inde – n’autorisent pas les votes populaires sur des questions de fond au niveau national, mais soutiennent une démocratie directe très solide aux niveaux local et régional. Le nombre de votes locaux sur telle ou telle question se comptent par dizaines de milliers.

Cette démocratisation robuste qui permet aux citoyens de décider des lois n’est pas prise en compte, alors que les prophètes du jugement dernier regardent Trump, Erdogan, Poutine, Orban et Duterte pour suggérer, comme l’écritLien externe Paul Manson dans le Guardian, que la démocratie «est en train de mourir». Nos librairies sont actuellement remplies de nouveaux titres annonçant la crise, les menaces, le reflux et même la fin de la démocratie. Des publications qui font souvent référence à des think tank comme la Freedom HouseLien externe ou l’Economist Intelligence UnitLien externe et leur index sur l’état de la démocratie dans le monde, qui illustre son recul universel.

Mais pour affirmer cela, l’auteur doit ignorer non seulement le dernier demi-siècle de l’histoire de l’humanité – en 1975, 30 % de la population mondiale vivait dans des démocraties; 68 % en 2016 – mais aussi la forte croissance de la démocratie locale et participative dans le monde entier.

En effet, les deux tendances – la montée du populisme autoritaire dans certaines nations et la montée de la démocratie locale et directe – sont liées. À mesure que la frustration augmente avec les systèmes démocratiques au niveau national, certaines personnes sont en effet plus attirées par le populisme. Mais une partie de cette frustration est canalisée vers une énergie positive – vers une démocratie locale plus démocratique et plus directe.

Nous deux, en tant que journalistes (l’un américain, l’autre suisse et suédois), nous le voyons très clairement lorsque nous parcourons le monde. Les villes – de Séoul à San Francisco, de Montevideo à Rome – sont avides d’outils innovants qui amènent les citoyens dans des processus de délibération et qui leur permettent de prendre eux-mêmes des décisions. Nous avons vu les gouvernements locaux adopter le budget participatif, la planification participative, les jurys de citoyens et une foule d’outils numériques expérimentaux au service de cette combinaison souhaitée d’une plus grande délibération publique et d’une action publique plus directe.

Dans l’Antiquité, la démocratie signifiait simplement une assemblée, où les citoyens pouvaient discuter et décider des questions d’intérêt public. Aujourd’hui, ce type de délibération directe n’est qu’un élément de la démocratie, un terme qui désigne un ensemble beaucoup plus complet de principes et de règles de procédure, y compris les droits de l’homme et la primauté du droit. En effet, la démocratie directe, avec le droit de vote pour les représentants, est elle-même un droit de l’homme. L’art. 21.1. de la DéclarationLien externe universelle des droits de l’homme stipule que «toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis».

Nous répétons cette histoire et ces définitions parce que nous voyons la confusion sur la signification de la démocratie et de la démocratie directe comme l’une des raisons du mythe selon lequel la démocratie est en déclin à l’échelle mondiale. Lorsque nous parlons de démocratie directe, nous parlons de deux familles différentes de votes démocratiques. Les premières sont les initiatives des citoyens, dans lesquels les gens eux-mêmes proposent de nouvelles lois ou des référendums populaires destinés à contrer (ou à modifier) les décisions prises par les élus. Dans ce cas, les initiants recueillent le soutien d’un certain nombre de citoyens pour déclencher un vote.

L’autre forme de démocratie directe implique des votes à l’initiative du gouvernement, ou de haut en bas, sur des propositions de loi. Il peut s’agir de référendums obligatoires fondés sur une modification d’une disposition légale ou d’un autre type de décision, par exemple, sur une émission d’obligations ou un traité ou même sur l’indépendance. Il peut aussi s’agir de votes populaires à l’initiative du gouvernement, présentés volontairement par des dirigeants (élus ou non élus). De tels référendums sont appelés plébiscites et peuvent être très problématiques.

Et les plébiscites ne sont qu’un des problèmes de la démocratie directe. Les systèmes entourant les initiatives et les référendums sont souvent beaucoup plus récents que nos systèmes représentatifs et ne sont donc pas aussi bien développés dans de nombreux pays. De nombreuses démocraties directes échouent dans deux domaines: la délibération et l’intégration.

Les systèmes d’initiative électorale, comme ceux de l’ouest des États-Unis par exemple, n’offrent pas d’espace, de temps et d’infrastructure de soutien pour que les citoyens et les dirigeants puissent délibérer ensemble pour élaborer et examiner une mesure avant que les électeurs n’en décident. Et partout dans le monde, de nombreux instruments d’initiative et de référendum ne sont pas bien intégrés dans les systèmes représentatifs. Après tout, les électeurs qui votent sur des initiatives agissent en tant que législateurs eux-mêmes. La Suisse offre peut-être le meilleur système intégré au monde. Mais trop de démocraties directes ressemblent à celle de la Californie, où le processus d’initiative permet un contournement presque complet du gouvernement représentatif.

Au fur et à mesure que la démocratie directe prend de l’essor, il faut l’étudier davantage et l’examiner de plus près. Il y a dix ans, nous avons tous les deux aidé à fonder un réseau de journalistes, d’universitaires, d’innovateurs technologiques et de militants de la société civile du monde entier (le Global Forum on Modern Direct DemocracyLien externe, NDLR). Notre objectif est de compiler des données sur les règles et les pratiques de la démocratie participative, afin que nous puissions comparer les systèmes d’un endroit à l’autre – et développer les meilleures pratiques.

Ce forum se réunit tous les deux ans environ dans le cadre d’un rassemblement public et gratuit. La prochaine réunion aura lieu en septembre à Rome, une ville éternelle qui, comme tant d’autres dans le monde, a récemment mis à jour sa charte pour permettre une démocratie plus robuste, délibérative et directe.

sont coprésidents du Forum mondial sur la démocratie directe moderne (Global Forum on Modern Direct DemocracyLien externe) qui se réunit du 26 au 29 septembre 2018 à Rome. 

Une version de cette tribune est parueLien externe dans les pages du Washington Post. 

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