Des perspectives suisses en 10 langues

En Inde, la guerre du Tamiflu a commencé

L'inquiétude est présente partout dans les rues de Bombay. swissinfo.ch

Hôpitaux pris d'assaut. Masques de protection en rupture de stock. Mais en Inde, face au virus de la grippe H1N1, ce qui alimente le plus les débats, c'est le Tamiflu. Au pays des génériques, les brevets de l'anti-viral produit par Roche suscitent toutes les convoitises.

Les gélules sont tellement précieuses qu’elles sont cachées dans le coffre-fort du bureau. La clé, la doctoresse Charulata Jakhia la garde toujours sur elle. «C’est par sécurité: si tout mon personnel pouvait accéder au Tamiflu librement, il disparaîtrait et on le retrouverait sur le marché noir. Aujourd’hui, tous les gens qui ont de l’argent aimeraient s’en procurer – par précaution!».

La Dr. Jakhia est responsable de la distribution du Tamiflu pour tout le district de Bandra-Est à Bombay, l’un des quartiers les plus peuplés de la mégalopole indienne. Elle a sous sa houlette le sort de 100’000 personnes mais elle ne possède en stock qu’une centaine de gélules. «C’est suffisant pour traiter une dizaine de patients. Le gouvernement a promis de nous en donner plus, mais pour l’instant, on espère qu’on pourra faire avec.»

Alors que l’Inde compte plus d’un milliard d’habitants, le gouvernement ne disposerait de réserves que pour soigner 250’000 malades. Sur les 10 millions de pilules que l’Etat possédait, 7,5 millions ont déjà été distribuées. «Comme le virus est très contagieux, lorsqu’une personne tombe malade, on est obligés de donner des anti-viraux à tous les membres de la famille et aux employés de maison… En Inde, ça fait facilement 10 à 15 personnes», explique la médecin.

Densité de population, promiscuité, manque d’hygiène mais aussi déficit d’information des habitants… L’Inde réunit tous les ingrédients d’une propagation rapide du virus.

Recours aux entreprises locales

Pour faire face à l’épidémie, qui a déjà touché plus de 2500 personnes à travers le pays et a fait une cinquantaine de morts en quinze jours, le gouvernement a décidé d’acquérir 30 millions de pilules supplémentaires – une commande d’une valeur de plus de 20 millions de francs suisses.

Mais le gouvernement l’a déjà annoncé, il ne s’adressera pas seulement au laboratoire Roche, le détenteur du brevet sur le Tamiflu. Vineet Chowdhury, secrétaire adjoint au Ministère de la Santé, a confirmé à swissinfo.ch que les autorités ont «décidé d’acheter des génériques de Tamiflu à toutes les entreprises du marché et en aussi grande quantité qu’elles arrivent à en produire».

Ce qui signifie: le gouvernement va avoir recours à tous les laboratoires indiens qui fabriquent des génériques. De quoi faire le bonheur de l’industrie pharmaceutique locale qui attendait depuis des mois une telle annonce.

Jusqu’à présent, Roche n’avait autorisé qu’une seule entreprise indienne à fournir au gouvernement du ‘Fluvir’, la version locale du ‘Tamiflu’. Basé à Hyderabad – capitale de la production de médicaments en Inde – Hetero Drugs est ainsi l’unique compagnie pharmaceutique du pays à avoir reçu la licence de la part du groupe bâlois pour produire et exporter son générique.

Depuis 2005, elle peut produire du Tamiflu «en cas de pandémie, et uniquement à destination des pays du Tiers-monde», précise la porte-parole de Roche. Mais depuis plusieurs mois, trois autres laboratoires indiens se disent capables de produire cet anti-viral en grandes quantités. Ils espèrent vendre bientôt leurs gélules sur le marché indien – ce qui mettrait fin de facto au monopole de Roche et d’Hetero Drugs (qui paie un pourcentage de son chiffre d’affaires au groupe de chimie suisse).

Le président de Cipla, par exemple, l’un des plus anciens groupes pharmaceutiques du pays, avait annoncé dès octobre 2005 qu’il était prêt à lancer un générique sous le nom de ‘Antiflu’.

Légal ou illégal?

Dans quelle mesure ces compagnies ont-elles le droit de produire des génériques du Tamiflu? En cas de pandémie, le gouvernement indien – ou d’autres gouvernements – peuvent-ils leur en acheter? «La situation est confuse: des informations contradictoires circulent sur le Tamiflu», explique Philippe Ducor, avocat spécialiste de la propriété intellectuelle.

«Rien n’oblige un pays à reconnaître un brevet, c’est une décision nationale. L’Inde a rejeté au début de l’année le brevet sur le Tamiflu. Roche a maintenant le droit de faire recours… Les entreprises indiennes peuvent donc théoriquement produire des génériques, si elles obtiennent les autorisations du gouvernement indien, mais elles s’exposent à devoir payer des dommages et intérêts si un accord est finalement trouvé.»

Du côté de Roche, on refuse pour l’instant de commenter l’existence de copies du Tamiflu: «Comme je vous l’ai dit, nous avons donné une licence à trois entreprises dans le monde, deux en Chine et une en Inde», répète la porte-parole, sans rien ajouter.

Dans le contexte de la pandémie de grippe porcine, qui touche de plus en plus de pays, l’enjeu de cette guerre commerciale se chiffre en milliards de dollars. L’Inde se sait prête à fabriquer massivement le remède, non seulement pour ses besoins nationaux, mais aussi pour l’exporter dans toute l’Asie et en Afrique. Le Tamiflu générique indien est d’ailleurs déjà en vente en Malaisie et dans le sultanat d’Oman.

Le conflit entre les laboratoires suisses et indiens pourrait encore se creuser si une découverte se confirme: l’arbre dont les feuilles contiennent le principe actif du Tamiflu ne pousserait pas seulement en Chine, mais serait parfaitement adapté au climat des côtes du sud de l’Inde…

Clémentine Mercier, Bombay, swissinfo.ch

1er cas. La première contamination à la grippe A/H1N1 en Inde est apparue début juin. Le gouvernement a mis en place des contrôles dans les aéroports internationaux, afin de repérer les personnes arrivant malades depuis l’étranger.

1ère victime. Le 3 août, une première victime, une adolescente de 14 ans, est décédée à Pune, à 120 kilomètres de Bombay. A partir de ce moment, les autorités se sont rendu compte que leurs premières mesures n’avaient pas été suffisantes et que l’épidémie se répandait désormais au sein de la société indienne, au-delà du cercle fermé de ceux qui prennent l’avion.

Progression. En deux semaines, plus de cinquante de personnes sont décédées de la grippe porcine, dont 31 dans le Maharashtra – l’Etat de Bombay et Pune- , et 2 à New Delhi la capitale. Pendant ce temps, presque 3000 indiens ont été testés positifs au virus.

Ecoles et cinémas. Pour freiner l’épidémie, les autorités ont fermé les 1400 écoles de Bombay pendant 10 jours, ainsi que ses cinémas et théâtres pendant 3 jours. Dans plusieurs régions du pays, les médecins ont reçu l’ordre d’administrer du ‘Tamiflu’ à tous les cas suspects avant même la confirmation de leur diagnostic.

Dépassé. Le pays a été dépassé par la vitesse de propagation du virus. Le temps d’obtention du diagnostic est passé de 24 heures à 3 voire 5 jours. Certains indiens sont même décédés avant l’arrivée de leurs résultats.

180.000. Dans le monde, l’organisation mondiale de la santé recense plus de 180’000 contaminations, dont 1800 se sont révélées mortelles. Le plus grand nombre de victimes vient du Mexique et des Etats-Unis.

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !

Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision