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«Rien de tel que le contact humain»

Malgré la fin de la Guerre froide, les espions sont toujours sur le qui-vive. Reuters

Les nouvelles technologies ont parfois fait passer l'espionnage traditionnel au second plan. Et pourtant, le renseignement d'origine humaine reste un instrument important des services secrets. Et la Suisse offre un champ de manœuvres intéressant, comme semble le montrer l’affaire Snowden.

Un banquier est poussé boire par un agent des services secrets étatsuniens, qui l’encourage ensuite à rentrer chez lui en voiture. Une fois en route, contrôle de police. A ce stade, difficile pour le banquier de refuser l’aide de son nouvel «ami». Qui lui offre un cadeau empoisonné, puisque c’est ainsi que la CIA le contraint à lui transmettre des informations confidentielles. Théâtre de l’opération? Genève.

Cet ancien employé de la CIA a affirmé avoir travaillé à la représentation américaine à Genève. Le Département fédéral des affaires étrangers (DFAE) a confirmé que Snowden avait été employé à la mission permanente des Etats-Unis à l’ONU à Genève entre mars 2007 et février 2009.

Pendant son séjour en Suisse, il aurait participé au recrutement d’un banquier de la place. Les agents des services secrets américains auraient poussé l’homme à boire. Puis, alors qu’il rentrait chez lui en voiture, il aurait été arrêté par la police et un des agents sous couverture lui aurait offert son aide. Le lien étant ainsi créé, le banquier pouvait commencer à collaborer.

À la suite de ces révélations, le DFAE a demandé des explications à l’ambassade américaine à Berne. De son côté, le ministre de la Défense et président de la Confédération Ueli Maurer s’est déclaré favorable à l’ouverture d’une enquête pénale sur l’espion américain qui a opéré à Genève, dans le cas où des indices concrets seraient mis en lumière.

Quand on lui parle de l’événement dont aurait été témoin l’ex-collaborateur de la CIA, Edward Snowden, Peter Regli, ancien chef des services secrets suisses de 1991 à 1999, est sceptique: «D’après ce que je sais, il était simple informaticien. Je ne vois pas comment ce jeune homme, qui n’a jamais reçu de formation de renseignement, puisse avoir eu connaissance de ce genre de choses.»

Vraie ou non, l’affaire aura tout de même confirmé une chose: le renseignement d’origine humaine (Human Intelligence, ou HUMINT pour les initiés) continue d’occuper une place centrale dans les activités des services de renseignement du monde entier.

«Qu’est-ce que l’adversaire a en tête?»

«Ces dix dernières années, tous les services secrets, petits ou grands, se sont mis à utiliser de plus en plus fréquemment les médias sociaux, Google et autres. Mais l’outil le plus important reste le renseignement d’origine humaine», souligne Peter Regli.

«Quand un service analyse une situation, il se demande toujours «ce que l’adversaire a en tête». Pour le savoir, on peut bien sûr surveiller ses courriels ou ses téléphones, mais pour vraiment comprendre où l’autre veut en venir, rien ne peut remplacer le contact humain. Et c’est là que l’agent entre véritablement en action», explique l’ancien chef des services secrets.

La Suisse est intéressante à plus d’un titre. «Sa situation au centre de l’Europe, la présence du siège européen de l’ONU et d’autres organisations internationales, la place financière, le négoce de matières énergétiques et de matières premières», a précisé par écrit à swissinfo.ch Simon Johner, porte-parole au Service de renseignement de la Confédération (SRC). Genève, en particulier, constitue un «biotope privilégié» pour ces activités, selon les propos récents du ministre de la Défense Ueli Maurer.

Dans le viseur des espions étrangers, il y a aussi les instituts de recherche, les entreprises high-tech ou actives dans des secteurs qui permettent d’avoir accès aux biens à «double usage» (civil et militaire), susceptibles par exemple d’être utilisés pour la production d’armes de destruction massive.

Enfin, les services étrangers essaient de surveiller les opposants établis en Suisse. En avril 2012, par exemple, la police zurichoise avait arrêté deux personnes en possession d’appareils high-tech de surveillance, qui se sont ensuite avérées être des fonctionnaires du ministère géorgien de l’Intérieur, venus en Suisse espionner des adversaires du régime.

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Repérer la bonne personne

Comment établir le contact humain? «Avant tout, il faut repérer la personne susceptible de servir nos intérêts, répond Peter Regli. Prenons par exemple les problèmes que rencontre actuellement la Suisse avec les États-Unis. Il serait intéressant de savoir ce qui se passe à l’Internal Revenue Service [Ndlr: IRS, le fisc américain] et qui est la personne-clé qui décide de la stratégie adoptée à l’égard de notre pays. Ensuite, un agent tenterait d’approcher cette personne. Il y a des opérations qui peuvent durer des années et qui exigent du doigté, car si quelque chose s’ébruite, bonjour les ennuis.»

Selon le SRC, les agents agissent souvent «en qualité de diplomates, de journalistes ou d’hommes d’affaires» et, à ce titre, ils entrent en contact avec des représentants du monde politique et économique qui peuvent détenir des informations intéressantes. Ou des interprètes, des traducteurs, des chercheurs qui, parfois, ont accès à des données confidentielles. «Des petits cadeaux et des invitations permettent de créer des liens», puis le rapport de confiance «s’approfondit et, à la fin, on obtient des renseignements secrets». Ou il y a le chantage. «Dans certains Etats, par exemple, il est reproché à des personnes cibles d’avoir enfreint la loi. Le service renseignements propose alors son aide en échange d’informations et d’une collaboration.»

Grâce à des sites tels que Linkedin, c’est presque un jeu d’enfant de trouver des sources potentielles d’informations. Vous vous intéressez à un spécialiste de composants pour satellites employé dans une entreprise suisse connue dans la branche? Vous allez entrer le nom de la société, le mot «satellite», et voilà qu’apparaîtra une petite liste avec des généralités et le curriculum vitae de cinq ingénieurs actifs dans ladite société.

Quand un espion est démasqué, les autorités suisses peuvent ordonner son expulsion, émettre une interdiction d’entrée ou, pour les membres du corps diplomatique, les déclarer persona non grata. Et ensuite? Difficile d’en savoir plus. En ce qui concerne la déclaration de persona non grata, le Département fédéral des affaires étrangères se borne à répondre que «ces cas sont très rares». Ce n’est qu’à partir d’un certain niveau qu’«une certaine publicité sera donnée à certains cas, ce qui prendra une valeur de signal», poursuit le SRC.

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Du couteau militaire à la baïonnette

Dans ses activités de contre-espionnage, le SRC doit aussi tenir compte des barrières législatives qui posent diverses limites, en particulier en ce qui concerne l’acquisition préventive d’informations, par exemple en interceptant des communications. En outre, la protection de la place financière n’entre toujours pas, actuellement, dans les compétences du service.

«Déjà au début des années 1990, quand je suis arrivé à la tête des services de renseignements, nous avions rendu attentif le pouvoir politique que la fin de la Guerre froide avait créé une situation de menace asymétrique et qu’il faudrait faire plus dans le domaine de l’économie et de la place financière, observe Peter Regli. Mais rien n’a été fait. Notre sécurité nationale est faite pour une météo favorable. Chez nous, il ne se passe jamais rien. Ce qui a rendu le pouvoir politique très passif. Mais gare si les nuages devaient s’épaissir.»

Le gouvernement est en train d’agir. Sa nouvelle loi sur le service de renseignements est en consultation actuellement. Le nouveau texte donne la possibilité au SRC d’utiliser de nouvelles méthodes d’acquisition de renseignements comme la surveillance des télécommunications ou l’utilisation d’appareils de localisation, et il étend son champ d’activité au secteur financier. Un pas que, depuis l’affaire Snowden, beaucoup de gens estiment aujourd’hui inéluctable: «Les services de renseignements ne sont plus adaptés pour un travail de contre-espionnage efficace. Pour ce faire, nous avons besoin de la nouvelle loi», a déclaré récemment au Blick Pierre-François Veillon (Union démocratique de centre), membre de la commission de gestion de la Chambre du peuple.

Pour Peter Regli, cette loi représente certainement un progrès: «Les autres ont une lance. Nous, nous allons peut-être passer du couteau militaire à la baïonnette.»

Les grands organismes internationaux comme le siège de l’ONU à Genève sont une cible privilégiée pour les services secrets du monde entier. Ces dernières années, des installations d’interception ont été plusieurs fois découvertes au Palais des Nations.

Mais le maillon faible est ailleurs. «Les grandes entreprises et institutions sont conscientes du problème et font ce qu’elles peuvent, que ce soit du point de vue informatique ou humain. Mais ce qui me préoccupe, c’est la naïveté des petites et moyenne entreprises (PME). Parfois on trouve tout sur leur site Internet, avec le plan de l’entreprises et les noms des dirigeants», souligne Peter Regli.

Selon une analyse, «il existe un potentiel d’amélioration, surtout pour les PME». Depuis 2004, le SRC a mis au point un programme de prévention et de sensibilisation dénommé Prophylax, qui suggère par exemple de soumettre les collaborateurs à un examen approfondi avant l’embauche.

Récemment, le SRC a lancé un autre programme, destiné avant tout aux hautes-écoles universitaires et aux instituts de recherche. Interrogée par swissinfo.ch, l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) n’a pas voulu fournir de détails sur les mesures de sécurité qu’elle a adoptées.

Impossible de connaître la dimension du phénomène. Y compris pour les services secrets. «De nombreux cas d’espionnage économique n’émergent jamais, parce que les entreprises craignent d’autres fuites en cas de procès et aussi pour leur réputation», indique le SRC.

Le Service de renseignement de la Confédération (SRC) n’est pas à l’abri de fuites.

Au début de l’été 2012, un informaticien employé par le SCR a cherché à soustraire plusieurs disques durs contenant des «données très sensibles», selon les propos du procureur général de la Confédération, Michael Lauber. Ensuite, l’employé a essayé de vendre son butin à l’étranger, sans succès.

L’affaire a été révélée par un employé d’UBS, intrigué par les réponses de l’informaticien, qui cherchait à ouvrir un compte à numéros. Elle a suscité de nombreuses critiques à l’encontre du ministre de la Défense Ueli Maurer, notamment sur l’insuffisance des mesures de sécurité et la lenteur de réaction. La commission de gestion du Parlement a ordonné une inspection au sein du SRC, dont les conclusions devraient être connues prochainement.

Né en 1944, le divisionnaire Peter Regli a pris la direction des services secrets suisses (Groupe des renseignements) en 1991, après avoir été responsable du service de renseignement des troupes d’aviation.

En 1999, il est mis à la retraite anticipée par le ministre de la Défense d’alors, Adolf Ogi, suite au scandale provoqué par l’ancien comptable du Groupe des renseignements Dino Bellasi, arrêté pour abus de confiance. Bellasi avait affirmé que Regli l’avait chargé de constituer une armée secrète.

La même année, Peter Regli est aussi mis en cause par Wouter Basson, ancien responsable du programme d’armement chimique et biologique de l’Afrique du Sud, qui soutient avoir bénéficié de l’appui du chef des renseignements helvétiques.

Les années suivantes, Peter Regli sera toutefois blanchi de toutes accusations et réhabilité.

(Adaptation de l’italien: Isabelle Eichenberger)

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