Des perspectives suisses en 10 langues

La place financière suisse dans l’attente

La Suisse a signé l'accord avec le ministre américain de la Justice Eric Holder en été 2013. Keystone

Une centaine de banques suisses patientent pour savoir à quelle sauce elles seront mangées par les Etats-Unis dans le cadre du différend fiscal qui oppose les deux pays. En attendant, elles accumulent les frais d'avocats.

Le calendrier paraissait clair: l’accord négocié en août 2013Lien externe par le gouvernement suisse et le Département de la justice (DoJ) américain devait permettre de résoudre les questions d’évasion fiscale encore en suspens entre les deux pays d’ici à la fin de l’année dernière. Mais en ce début d’année 2015, de nombreuses banques helvétiques enrôlées dans le programme ne voient toujours pas le bout du tunnel.

«Le DoJ a laissé sous-entendre en 2013 que cette question serait résolue d’ici mi-2014, se souvient Fabio Oetterli, un avocat engagé par l’Association suisse des banquiers (ASB)Lien externe pour aider les établissements helvétiques à naviguer dans la procédure légale. Nous espérons que le programme sera clos d’ici à la fin de cette année, mais c’est le DoJ qui tient les manettes.»

Et pendant que les banques attendent, les factures s’entassent. «Leurs frais ne cessent d’augmenter parce qu’elles doivent continuer à payer leurs avocats, précise-t-il. Elles pensaient à l’origine que leur pénalité serait composée aux deux tiers de l’amende au DoJ et le reste en frais de justice. Ce rapport est désormais inversé.»

Violation du secret bancaire

Le processus s’est enlisé en octobre, lorsque la Suisse a rejeté l’offre du DoJ portant sur un accord de non-poursuite. Ce document aurait permis de clore les dossiers de bon nombre de banques. Mais il contenait une clause autorisant les Etats-Unis à partager les données fournies par les institutions financières avec d’autres pays, en violation du secret bancaire helvétique ou, ou du moins, de ce qui en reste. L’accord a donc été renvoyé à l’expéditeur. Les négociations sont en cours, mais aucun délai n’a été fixé. Il n’y a aucune garantie non plus que Washington prendra en compte les doléances des Suisses.

L’exemple de Clientis,Lien externe un groupement d’établissements régionaux, montre ce que tout cela risque de coûter à la place financière helvétique. Cette alliance de 15 banques focalisée sur le marché domestique, qui n’a que peu d’affaires Outre-Atlantique, a accumulé 500’000 francs en frais d’avocats, simplement pour déterminer qu’elle n’avait pas besoin de rejoindre le programme américain. Elle s’en est retirée en décembre.

Un «schéma d’attente»

Les établissements qui continuent d’y participer se retrouvent dans un «schéma d’attente» désagréable, estime Milan Patel, avocat auprès du cabinet Anaford. Après avoir cumulé les heures supplémentaires pour fournir à temps la masse de données réclamées par les Etats-Unis, qui espèrent s’en servir pour prouver leur culpabilité, ils doivent désormais patienter. Je ne pense pas qu’on verra un accord de non-poursuite révisé avant l’été et une résolution définitive du différend fiscal avant la fin de l’automne au plus tôt, peut-être même plus tard, a-t-il dit à swissinfo.ch. Certains cabinets d’avocats vont continuer d’amasser les dollars.»

Et de poursuivre: «Le DoJ est terriblement en retard: le programme a attiré plus de participants que prévu et il n’a tout simplement pas les moyens de gérer tous ces cas.» Selon les autorités américaines, 106 banques s’étaient inscrites en catégorie 2, la plus problématique, fin 2013. Elles admettaient par ce biais avoir aidé des contribuables états-uniens à dissimuler de l’argent dans leurs coffres, en contravention des lois américaines.

Mais après avoir effectué une série de vérifications internes, une dizaine d’entre elles ont décidé de s’en retirer. Elles estiment n’avoir pas commis d’acte criminel. D’autres pourraient leur emboîter le pas dans le courant de l’année, juge Milan Patel. «Cela va dépendre de deux facteurs, poursuit-il. Premièrement le coût, ou le montant de l’amende dont elles devront s’acquitter pour régler leur cas, et deuxièmement leur degré de culpabilité: ont-elles commis un acte illégal ou non?»

Clamer son innocence

Dans bien des cas, la négociation de la pénalité ne sera pas aisée, car les banques et le DoJ risquent de ne pas être du même avis pour déterminer si un compte bancaire a permis de fuir le fisc ou non. Les deux partenaires ne seront pas non plus d’accord sur le degré de responsabilité des banques: jusqu’où devaient-elles aller pour contraindre leurs clients à respecter le droit américain?

A cela s’ajoute le fait que les clients jouent au chat et à la souris avec celles-là. La plupart refusent de dire à leur ex-banque s’il sont rejoint le programme de dénonciation volontaire mis en place par l’autorité fiscale américaine (IRS). Ils savent que cela lui donnerait un levier pour obtenir une réduction de son amende. Confrontés à de lourdes pénalités, ces derniers ne sont pas prêts à faire une telle fleur à l’institution financière qui leur a causé tous ces ennuis.

On ne sait pas combien de banques ont rejoint le programme du DoJ dans les catégories 3 et 4 durant la seconde moitié de 2014, mais ce nombre serait bien plus bas que celui de la catégorie 2. La banque Raiffeisen est la plus importante institution à avoir confirmé son inscription en catégorie 3. De nombreuses autres n’ont pas jugé utile de le faire, car cela revient à clamer son innocence. «C’est un peu comme si un fidèle demandait au pape de prouver sa virginité», glisse Milan Patel.

«Mal négocié»

Il pense que le DoJ va laisser les établissements en catégorie 3 et 4 en paix, tant qu’il n’aura pas réglé le cas de ceux de la catégorie 2. La douzaine de banques de la catégorie 1 (celles qui étaient déjà sous enquête criminelle au moment du lancement du programme et n’ont, à ce titre, pas pu le rejoindre) devront également patienter au moins encore un an avant d’être fixées sur leur sort. «Le DoJ va sans doute vouloir exploiter les informations récoltées dans le cadre des procédures avec les établissements de la catégorie 2 pour les poursuivre», spécule Milan Patel.

«La partie suisse a mal négocié le programme et mal anticipé ses effets», estime de son côté Carlo Lombardini, un autre avocat impliqué dans le processus. Soumises à une intense pression en raison de la désintégration de certaines banques, comme Wegelin, sous les coups de boutoir du DoJ, les autorités helvétiques auraient dû mieux réagir, a-t-il notamment déclaré à l’Agence télégraphique suisse (ATS). «Il règne aujourd’hui une grande incertitude. Le programme a été mal négocié.» L’avocat s’est notamment plaint du phrasé vague de l’accord, que les banques peinent à appréhender, et de son contenu qui paraît les défavoriser. «Les Américains ont habilement exploité la marge de manœuvre obtenue» lors de l’inculpation de UBS et d’autres petits établissements comme Wegelin pour obliger la Suisse à accepter un marché inégal.

Le Secrétariat d’Etat aux questions financières internationales (SFI)Lien externe a indiqué être intervenu pour s’opposer à l’accord de non-poursuite dans sa forme originale. Il devra donner son aval à une nouvelle version. L’Association suisse des banquiers a en revanche refusé de commenter. Mais si le gouvernement suisse a aidé à mettre en place les bases de l’accord, il n’est plus activement impliqué dans le processus légal. Il revient désormais à chaque banque de négocier son cas directement avec le DoJ.

L’accord de non-poursuite

L’accord de non-poursuite conclu par la Suisse et les Etats-Unis en août 2013 prévoit la mise en place d’un programme qui permet aux banques helvétiques d’éviter de se faire inculper pour évasion fiscale. Les établissements qui pensaient ou soupçonnaient avoir hébergé des fonds non déclarés avaient jusqu’à fin 2013 pour s’inscrire. Ils sont 106 à avoir fait ce choix, même si certains ont sans doute subi les pressions de l’autorité de régulation financière suisse.

Ces banques ont dû fournir au DoJ un certain nombre de documents en 2014, qui détaillaient leurs activités aux Etats-Unis, comme les noms des avocats avec qui elles ont eu affaire ou de leurs employés actifs sur le marché américain. Elles ont en revanche été exemptées de fournir les noms et numéros de compte de leurs clients. Les pénalités oscilleront entre 20% du montant des avoirs pour les comptes ouverts avant le 1er août 2008, et 50% pour ceux ouverts après le 28 février 2009.

Les établissements qui avaient des clients américains mais estiment n’avoir pas violé le droit fiscal américain ont pu rejoindre le programme en catégorie 3, entre fin juillet et fin décembre 2014. Ceux qui n’étaient pas du tout exposés au marché américain ont pu le rejoindre en catégorie 4 durant la même période.

Quatorze banques suisses ou filiales de banques étrangères basées sur sol helvétique ont été exclues du programme car elles se trouvaient déjà sous investigation du DoJ en août 2013. Parmi celles-ci se trouvent notamment Credit Suisse, qui a écopé d’une amende de 2,8 milliards de dollars l’an dernier, Julius Bär, Pictet et les Banques cantonales bâloise et zurichoise.

(Traduction de l’anglais: Julie Zaugg)

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !

Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision