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Avec l’exil d’Evo Morales, la gauche latino-américaine perd son dernier héros

La sénatrice Jeanine Anez
Brandissant les Évangiles, la sénatrice Jeanine Añez Chavez s'est exclamée «Dieu a permis que la Bible retourne au Palais. Qu'Il nous bénisse!» lors de son entrée au palais présidentiel le 12 novembre dernier. Keystone / Str

Les troubles perdurent en Bolivie après le départ en exil d’Evo Morales et son remplacement par Jeanine Añez Chavez, sénatrice autoproclamée présidente par intérim. Membre de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques, le pays andin va-t-il suivre le même chemin que le Brésil de Bolsonaro? Éléments de réponses avec Marc Hufty, spécialiste de la région au Graduate Institute de Genève.

Reconnue par la Cour constitutionnelle bolivienne, par l’Union européenne, les États-Unis, le Brésil et la Russie comme présidente par intérim, Jeanine Añez Chavez veut aller vite. Cette avocate de 52 ans a désigné onze ministres en vue de la formation d’un nouveau gouvernement. Elle compte aussi nommer une nouvelle autorité électorale en vue de convoquer rapidement de nouvelles élections.

La nouvelle présidente ad intérim de la Bolivie et les réactions de ses partisans comme de ses opposants (TSR, 14.11.19)

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Pour ce faire, la nouvelle équipe dirigeante songerait, selon l’Agence France Presse, à fermer le Parlement et gouverner par décrets présidentiels, le Congrès et le Sénat étant dominés par des élus du MAS, (Movimiento al Socialismo), le parti de l’ancien président qui avait obtenu 61,4% des voix aux élections législatives de 2014.

Malgré les appels au calme, entre autres, par Evo Morales depuis le Mexique, la situation reste tendue. Les partisans d’Evo Morales n’entendent pas accepter le virage à droite proposé par leurs adversaires politiques très remontés contre le premier président amérindien du pays.

Une droite revancharde sur les décombres de la gauche

«La politique latino-américaine a toujours fonctionné par vagues», relève Marc HuftyLien externe, professeur au Graduate Institute (IHEID) de Genève. Après la vague socialiste qui a submergé une Amérique du Sud dominée pendant la Guerre froide par des dictatures militaires, c’est une droite dure brandissant sa chrétienté qui semble aujourd’hui en mesure de regagner le terrain perdu. 

Entonnant le même refrain que le président brésilien Jair Bolsonoro, Jeanine Añez Chavez s’est exclamée aux portes du palais présidentiel: «Dieu a permis que la Bible retourne au Palais. Qu’Il nous bénisse!», deux jours après la démission du très laïc Evo Morales à la tête du pays pendant 14 ans.

«Habituées à diriger le pays, les familles de l’élite ‘blanche’ (en réalité métissées) ont été profondément déstabilisées par l’élection en 2005 d’Evo Morales, un syndicaliste aymara (le principal peuple autochtone en Bolivie avec les Quechuas), souligne Marc Hufty. Ces élites n’acceptent pas le partage des richesses et du pouvoir, un problème récurrent dans toute l’Amérique latine.»

Un état d’esprit qui n’augure rien de bon pour l’avenir de la Bolivie, si des compromis ne sont pas trouvés entre le nouveau pouvoir et les partisans de l’ancien président, principalement les syndicats et les autochtones de l’Altiplano, qui comptent pour plus de 55% des 11 millions de Boliviens.

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Le modèle Lula

Avant même l’exil au Mexique d’Evo Morales, l’Alliance bolivarienne fondée en 2004 par le Vénézuélien Hugo Chaves et le Cubain Fidel Castro n’était plus que l’ombre d’elle-même. La Bolivie n’a pourtant pas imité le Venezuela ou le Nicaragua, deux pays aujourd’hui au bord de la ruine.

«Morales a suivi les traces du Brésilien Lula en trouvant un accord avec les milieux économiques», souligne Marc Hufty. Ce qui a permis d’apaiser la région de Santa Cruz, capitale économique du pays en rébellion plus ou moins larvée depuis l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales.  

«Avec son élection, c’est tout un peuple d’exclus qui a été reconnu. En augmentant à 80% les redevances versées à l’État sur le gaz, le président bolivien a été en mesure de lutter contre la pauvreté, d’améliorer le système de santé, l’éducation et les routes», détaille Marc Hufty. La croissance économique a été supérieure à 4% depuis plus de 10 ans et le taux de pauvreté est passé de 60% en 2007 à 34% en 2018 selon la Banque mondiale.

Un coup fatal pour l’Alliance bolivarienne pour les Amériques

Les problèmes ont commencé avec la chute des prix du gaz exporté par la Bolivie. «La baisse du budget de l’État, mais aussi la corruption, le népotisme et un certain autoritarisme ont détourné une partie des électeurs, au-delà d’un socle électoral qui se maintient à environ 50%», estime Marc Hufty. 

Et de poursuivre: «La diminution du budget des universités a par exemple touché directement la petite classe moyenne qui avait enfin accès à l’éducation. Ce sont d’ailleurs les étudiants universitaires qui ont commencé à manifester contre Morales, à la suite de son élection contestée pour un 4e mandat.»

Le spécialiste relève aussi le lâchage du président par la Centrale ouvrière bolivienne, le principal syndicat du pays: «Parler de coup d’État, comme le clament ses soutiens, est un peu court!»

Une dépendance accrue aux matières premières

Avec notamment la montée en puissance de la Chine, les besoins en matières premières ont pris l’ascenseur au tournant du siècle, comme leurs prix. «Dans les années 1980, la part des exportations de matières premières se montait à 27% pour l’Amérique latine, elle est passée à 40% en 2010. La Bolivie n’échappe pas à ce destin, alors que 60% de ses exportations sont composées de gaz, de minerai et de soja. La Chine est par ailleurs devenue son premier partenaire économique», pointe Marc Hufty.

La chute des prix des matières premières au milieu de la décennie n’en a été que plus douloureuse, en Bolivie comme dans les autres pays exportateurs de la région.

Le point de vue de Laurent Thévoz, ancien expert de la DDC en Bolivie (TSR, 12.11.19)

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La Suisse appelle à l’arrêt des violences et à de nouvelles élections. Dans un communiquéLien externe diffusé le 11 novembre, le ministère suisse des affaires étrangères (DFAE) «appelle toutes les parties à renoncer à la violence et enjoint la police de veiller au respect des droits de l’homme.»

Priant les autorités boliviennes d’organiser dès que possible un nouveau scrutin, le DFAE souligne que «le renouvellement des organes électoraux, qui ont joué un rôle important dans les irrégularitésLien externe relevées par l’Organisation des Etats américains (OEALien externe), est une condition préalable à la tenue d’élections libres, régulières et transparentes. Le DFAE est disposé à faciliter la préparation de nouvelles élections.»

«La Suisse entend poursuivre sa coopérationLien externe dans l’intérêt des Boliviens les plus pauvres et espère pouvoir le faire dans un environnement pacifique et stable», précise encore le DFAELien externe.


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