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Un antieuropéen viscéral disparaît

Giuliano Bignasca, ou le populisme version tessinoise. Keystone

Avec Giuliano Bignasca, fondateur et président de la Lega dei Ticinesi, c’est un politicien hors normes qui vient de s'éteindre. Dès sa fondation en 1991, son mouvement a contribué à orienter un canton jusque-là plutôt ouvert et tolérant dans une direction fortement anti-européenne.

L’annonce de la mort de Giuliano Bignasca, ce jeudi matin 7 mars, a pris tout le monde par surprise. Pas seulement au Tessin, son canton d’origine, mais aussi dans toute la Suisse et jusque en Italie du Nord, où le président de la Lega était bien connu.

Les causes du décès n’ont pas encore été officiellement établies même s’il est question d’un infarctus. Le 10 avril prochain, le «Nano» comme on le surnomme au Tessin aurait fêté ses 68 ans. La Suisse perd avec lui une de ses personnalités politiques les plus originales et dérangeantes.

L’âme du parti

«Padre padrone» de la Lega depuis sa fondation en 1991, l’entrepreneur né à Lugano était le pilier et l’âme du parti, né comme un mouvement de protestation et d’opposition à la politique institutionnelle du Tessin. Un mouvement qui, au fil des ans, s’est étoffé au point d’obtenir, en 1995, un siège au Conseil d’Etat (gouvernement cantonal), occupé par Marco Borradori et un siège au Conseil national (Chambre basse du parlement fédéral), occupé durant six mois par Giuliano Bignasca lui-même (réélu quatre ans plus tard pour la législature 1999-2003).

Exacerbant toujours davantage les sentiments des Tessinois frustrés par la crise économique, la poussée des travailleurs frontaliers et des requérants d’asile aux frontières, la Lega est devenue lors des élections cantonales d’avril 2011 le premier parti du canton italophone, décrochant ainsi un second siège au Conseil d’Etat.

Jeudi matin, un Marco Borradori en pleurs n’a pas hésité à dire que «la Lega c’était Bignasca».

Mais malgré sa forte emprise au Tessin, la Lega n’a jamais joué un rôle déterminant au plan national. Les interventions de Giuliano Bignasca à Berne sont davantage restées dans les mémoires pour l’originalité tonitruante du personnage, son verbe haut et ses coups de gueule que pour leur portée politique. Peut-être aussi à cause de son manque de connaissance de la langue allemande.

La mort de Giuliano Bignasca, survenue dans la nuit de mercredi à jeudi à Lugano, a suscité une profonde émotion au Tessin et ailleurs. Amis et ennemis sont unanimes: un grand politicien s’en est allé.

La mort met tout le monde d’accord et fait oublier les divergences: profondément contesté pour ses méthodes, ses coups de gueule, sa vie agitée, Giuliano Bignasca a été qualifié, par ses partisans et ses adversaires, de «politicien génial qui a changé le Tessin.»

Le conseiller d’EtatMarco Borradori, son «poulain» qu’il avait lancé dans l’arène politique en 1995, s’est dit «bouleversé et triste» de ce décès inattendu.

Tout en ne partageant pas les mêmes idées politiques, le maire de Lugano GiorgioGiudici (libéral-radical) a rappelé que Giuliano Bignasca était avant tout «un contemporain, un ami d’enfance, un homme qui comme moi aimait profondément sa ville».

Paolo Beltraminelli (démocrate-chrétien), président du Conseil d’Etat tessinois depuis quelques jours, rappelle un «timide au grand cœur, un leader» dont il regrette toutefois «les méthodes rudes et les dérapages judiciaires.»

Dans un communiqué, le Parti socialiste tessinois exprime aussi ses condoléances à la famille du leader léguiste. «Tout en nous distançant de ses positions idéologiques et de ses méthodes, nous estimons que sa disparition ouvrira une nouvelle ère politique au Tessin, une phase d’instabilité que nous espérons passagère.»

(Source: ATS)

Anti-européen viscéral

Ceci dit, la Lega a quand même joué un rôle dans la politique nationale. Son soutien au referendum contre l’entrée de la Suisse dans l’Espace économique européen (EEE), en 1992, a été déterminant. Le refus du souverain helvétique de devenir membre de l’EEE avait alors représenté une cuisante défaite pour la politique institutionnelle et une victoire des mouvements anti-européens.

Giuliano Bignasca, par le biais de la Lega, a adapté ce sentiment à la sauce tessinoise. Il n’a eu de cesse de s’opposer à l’Union européenne, de prôner une stricte neutralité helvétique, allant jusqu’à refuser l’entrée de la Suisse à l’ONU.

Son plus grand succès politique sur la scène nationale, la Lega l’a obtenu en 1994 lorsque, faisant cavalier seul, elle avait empêché l’envoi de Casques bleus suisses à l’étranger. Son referendum ayant abouti, le dernier mot était allé au souverain qui s’y était opposé.

Le sentiment anti-européen viscéral de Giuliano Bignasca a fini par contaminer grand nombre de Tessinois: durant ces dernières années, le canton du Sud des Alpes s’est toujours prononcé contre les relations bilatérales avec l’Union européenne. Le président de la Lega a ainsi été tenu responsable par ses adversaires politiques de la fermeture de son canton vers l’extérieur.

Dans d’autres domaines en revanche, la Lega n’est pas parvenue à ses fins, comme en 2009, lorsqu’elle n’a pas réussi à recueillir les signatures nécessaires en vue d’une initiative  populaire demandant l’ancrage du secret bancaire dans la Constitution.

Hostile aux requérants d’asile et aux étrangers

Le combat contre les abus dans la politique d’asile et contre le surplus de travailleurs étrangers est un autre cheval de bataille de la politique populiste de la Lega. Une attitude qui a valu à Giuliano Bignasca d’être taxé de racisme et de xénophobie. Ce dont il n’a jamais eu cure. Pas plus que des reproches de compter parmi le personnel de son entreprise de construction, un grand nombre de travailleurs frontaliers provenant des provinces italiennes limitrophes.

Ses récentes provocations, publiées dans son organe de presse, Il Mattino della domenica, d’ériger un mur à Chiasso pour protéger le Tessin de l’«invasion» des frontaliers et des requérants d’asile, ont suscité un tollé en Italie.

En fait, la relation de la Ligue des Tessinois avec la Péninsule peut paraître ambiguë. D’une part, Giuliano Bignasca avait créé son mouvement en prenant pour modèle la Ligue du Nord du sénateur Umberto Bossi, ami personnel du Nano, invité à maintes reprises à Lugano. Lorsque la Ligue du Nord s’était alliée au Partito della libertà de l’ex-Premier ministre Silvio Berlusconi, la Ligue des Tessinois était l’unique parti suisse à disposer d’une ligne directe avec Rome.

Et jeudi matin, la réaction de la Ligue du Nord, par le biais de Roberto Maroni, récemment nommé président de la Région Lombardie, ne s’est pas fait attendre. Dans une déclaration faite à l’agence italienne de presse Ansa et à la Radio de la Suisse italienne (RSI), Roberto Maroni s’est dit «attristé par la perte d’un ami rude mais génial qui avait su mettre sur pied un mouvement politique qui a donné beaucoup au Tessin et à la Suisse». Roberto Maroni a rappelé l’importance des liens tissés au fil des ans avec Giuliano Bignasca et a souhaité que «le dialogue avec le Tessin, avec la Suisse puisse continuer.»

Nombreuses condamnations

De même qu’il déplorait la mainmise de Rome sur le reste de l’Italie, le défunt n’appréciait pas non plus celle de Berne sur le Tessin. Il parlait souvent des Suisses alémaniques comme de «baillis» et du Conseil national comme d’un «poulailler».

Ses critiques virulentes, souvent injurieuses, contre ses adversaires politiques au Tessin et dans le reste du pays lui avaient valu de nombreuses plaintes pénales et une série de condamnations pour calomnie et diffamation. Sa manière d’abaisser ceux qu’il prenait à partie dans les colonnes de son journal avait fini par susciter la réaction de personnalités tessinoises qui se sont constituées en un mouvement anti-Lega baptisé «Belticino». Pour la première fois en plus de 20 ans, les Tessinois qui n’appréciaient pas ses méthodes ont osé le dire publiquement.

Mais Giuliano Bignasca – «au fond j’étais un anarchiste», avait-il dit il y a quelques années en montrant un portrait de Bakounine bien en vue dans son bureau – ex-joueur de football professionnel de Ligue A, devenu un cocaïnomane notoire à l’âge de 40 ans, était aussi apprécié de nombre de petites gens, souvent des personnes âgées, qu’il défendait toutes griffes dehors.

Il avait demandé pour cette couche de la population le versement d’une treizième mensualité de l’assurance vieillesse et une diminution des impôts, propositions repoussées en votation populaire. Il se battait aussi pour la création d’une assurance-maladie unique, se trouvant en cela sur la même longueur d’onde que le Parti socialiste.

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