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La légalisation du cannabis à nouveau à l’agenda en Suisse

L'interdiction n'empêche pas des centaines de milliers de Suisses de fumer du cannabis. Thomas Kern

La Suisse a toujours joué un rôle pionnier en matière de politique des drogues. En 1986, elle a été la première à ouvrir des locaux d’injection et dès 1993, elle a commencé avec la prescription médicale d’héroïne. Aujourd’hui, certaines villes envisagent de créer des «clubs sociaux de cannabis» - une idée controversée.

Ruth Dreifuss, ancienne ministre de l’Intérieur, que certains ont surnommé «dealer de la nation» pour avoir introduit une politique d’avant-garde dans le domaine des drogues, est une des figures de proue de la campagne pour la légalisation. Une de ses suggestions est d’introduire des clubs de cannabis, un combat dans lequel sa ville de Genève joue le rôle de fer de lance en Suisse. Avec les autres grandes villes du pays que sont Berne, Bâle et Zurich, elle a créé un groupe d’experts afin de poser les bases d’un futur projet pilote.

«Nous proposons d’expérimenter un nouveau modèle possible, parce que nous avons besoin de preuves pour voir quels sont les effets d’une régulation sur le marché noir, sur la criminalité et sur la santé publique, explique Ruth Dreifuss, également membre de la Commission globale sur la politique des droguesLien externe. Le projet pilote nous fournira de l’expérience et des faits pour concevoir une nouvelle politique».

L’idée est de créer des clubs où toute personne de plus de 18 ans peut fumer de la marijuana dans un cadre réglementé. Le concept original a été créé en 2005 par la Coalition européenne pour des politiques justes et efficaces en matière de droguesLien externe (ENCOD), un réseau paneuropéen qui regroupe 140 ONGs ainsi que des individus.

Laisser-faire et reprise en mains

En 1993, Ruth Dreifuss, alors en charge du ministère de l’Intérieur (qui englobe la Santé) introduit la politique des quatre piliers (prévention, thérapie, diminution des risques, répression), qui inclut la prescription médicalisée d’héroïne pour les plus fortement dépendants.

La même année, les premiers shops ouvrent à Berne, suivis d’autres, surtout dans la partie alémanique du pays. En 2002, au plus fort de cette période de laisser-faire, la capitale compte près de 40 shops, dont le plus gros écoule jusqu’à une demi tonne de cannabis par année.

En 2004, le législateur introduit une disposition permettant aux autorités de fermer les shops vendant du cannabis avec un taux illégal de THC. Aujourd’hui, la consommation n’est pas tolérée, mais pas toujours poursuivie.

Tolérance

En Suisse, le cannabis est la drogue illégale la plus consommée. Selon un dernier sondage, près de 29% de la population admet en avoir consommé au moins une fois dans sa vie. L’an dernier, jusqu’à 500’000 Suisses, soit 5,7% de la population avait fumé de l’herbe, se rendant coupable d’un délit punissable, même s’il est tenu pour mineur.

La culture, le commerce et la consommation de cannabis contenant plus de 1% de tétrahydrocannabinol (THC, le principal principe actif de la plante) restent interdits en Suisse. Mais un adulte pris en possession de moins de 10 grammes ne risque qu’une amende de 100 francs, même s’il peut s’avérer difficile pour la police de vérifier précisément le poids et la teneur en THC.

Chargés d’appliquer la loi fédérale, les cantons disposent d’un certain pouvoir discrétionnaire. Par manque de ressources, la police en fait souvent déjà usage et ne pénalise pas les consommateurs. Si le projet pilote voyait le jour, les cantons n’auraient pas besoin de légaliser le cannabis, mais pourraient simplement tolérer son usage dans les clubs sociaux – une forme de compromis typiquement helvétique.

Les partis politiques et les groupes de pression conservateurs continuent de croire que l’abstinence et la répression sont la seule solution. Dans les grandes villes par contre, où l’on doit faire face à des jeunes qui fument des joints tous les jours, certains en appellent à une approche plus directe, basée sur la régulation du marché et la consommation légalisée pour les adultes.

«Nous avons besoin de régulation. Pas d’interdiction générale ni de liberté de consommer pour tous, explique Franziska Teuscher, responsable de l’éducation et des affaires sociales de la ville de Berne. Pour moi, la seule voie prometteuse, c’est ce projet pilote, qui va nous fournir des faits, et pas simplement de la fumée et des miroirs».

Expériences de légalisation

Selon Markus Jann, du ministère de l’Intérieur, le projet permettrait d’étudier scientifiquement l’usage du cannabis dans le cadre légal existant. Le gouvernement fédéral et les cantons attendent désormais de recevoir les détails de la part des villes.

De même qu’aux Etats-Unis, où certains Etats comme le Colorado et Washington expérimentent la légalisation du cannabis, les villes suisses impliquées veulent tester une solution locale. Parce qu’une modification de la législation nationale semble peu probable dans un avenir proche.

«La situation est insatisfaisante. Il est essentiel que nous fassions des progrès et que nous trouvions une solution, clame Franziska Teuscher. Nous devons faire face à cette question en tant que société. Pour nous, il y a beaucoup à gagner et rien à perdre».

Dangereux?

Aujourd’hui, la plupart des médecins, des experts de la drogue et des spécialistes des addictions sont d’accord sur le fait que le cannabis n’est pas inoffensif. Il peut affecter les performances cognitives et s’avérer nuisible pour les personnes mentalement instables et les jeunes dont le cerveau est encore en développement.

Par ailleurs, les plantes que l’on cultive en serres aujourd’hui ont des taux de THC bien plus élevés que celles que les gens faisaient pousser dans leurs jardins il y a 20 ans. Ceci pourrait expliquer que l’usage intensif de cannabis est de plus en plus lié aux désordres dépressifs et à la schizophrénie.

Malgré qu’il semble y avoir unanimité sur les dégâts potentiels pour les individus vulnérables, il subsiste de nombreuses questions sur lesquelles les experts ne sont pas d’accord. C’est le cas des dangers du cannabis pris occasionnellement comme drogue récréative par des adultes, de son rôle en tant que première drogue (qui peut mener à des substances plus fortes), de son potentiel d’addiction, des risques de violence, d’accidents et de comportements criminels, ou de la manière dont il y a lieu de légiférer.

«Nous avons besoin de réguler une drogue parce qu’elle a le potentiel d’être dangereuse, et non parce qu’elle pourrait ne pas l’être», avait relevé Ruth Dreifuss. «Si aujourd’hui vous deviez examiner la consommation de cannabis en ignorant [ce que nous avons appris dans] les 50 dernières années, vous élaboreriez simplement des lignes directrices internationales et vous édicteriez des règles de la production à la consommation comme pour le tabac, l’alcool ou la nourriture».

Protection de la jeunesse

Les jeunes de moins de 18 ans n’auraient pas accès aux clubs sociaux projetés. Le système de surveillance Monitorage suisse des addictionsLien externe estime qu’environ 9% des 15-19 ans ont fumé du cannabis dans les 30 derniers jours, les garçons s’y adonnant plus de deux fois plus souvent que les filles.

Environ 15,4% des Suisses de 15 à 34 ans ont consommé du cannabis dans l’année écoulée, un taux qui se situe entre les 11,1% de l’Allemagne et les 17,5% de la France.

Selon la plupart des experts, le joint devrait rester illégal pour les enfants et les adolescents, sur le modèle de la législation qui régit les ventes de tabac et d’alcool.

En 2008, presque deux tiers des Suisses ont refusé une initiative populaire prônant une politique «raisonnable» en matière de cannabis. Elle demandait en fait la dépénalisation, avec une protection effective de la jeunesse. Rien n’indique qu’une idée similaire ne subirait pas le même sort si elle devait être votée aujourd’hui.

Raison et sentiments

Deux événements récents symbolisent bien les deux approches – diamétralement opposées – de la question du cannabis en Suisse: un débat à Berne, entre experts de la politique de la drogue et une discussion entre parents inquiets et politiciens dans la ville de Thoune, au sud de la capitale.

A Berne, Ruth Dreifuss, Franziska Teuscher et Toni Berthel, médecin et président de la Commission fédérale pour les questions liées aux droguesLien externe, ont appelé à une politique basée sur des preuves et qui «reflète la réalité», ainsi que la tradition libérale et humaniste du pays. «Je crois que vous ne devriez pas être puni si vous ne faites pas de mal à d’autres personnes. Depuis 50 ans, la répression est clairement un échec», a dit Ruth Dreifuss à l’assistance.

En quittant la réunion, les participants étaient attendus par un groupe d’activistes portant des chandelles et distribuant des tracts sur les dangers du cannabis pour la santé physique et mentale, au nom de l’association faîtière suisse Abstinence des droguesLien externe et de Parents contre les droguesLien externe.

La vision de ces groupes est aussi celle de nombreux politiciens de droite, qui non seulement insistent sur les dangers de la drogue, mais arguent que la prohibition décourage certains usagers potentiels et que la légalisation nécessiterait un changement de la loi.

«L’Etat lui-même deviendrait un trafiquant de drogue s’il devait adopter une attitude plus libérale, a dit Andrea Geissbühler, officier de police, membre de l’UDC, parti de la droite conservatrice, et président de Parents contre les drogues. La libéralisation irait contre la volonté du peuple et violerait la réglementation actuelle sur les stupéfiants».

Une vue que partage Daniel Beutler, médecin et membre de l’Union démocratique fédérale, un parti chrétien ultra-conservateur. «Il y a 20 ans, nous avons eu une libéralisation», et ça n’a pas marché, a-t-il dit. A la réunion de Thoune, il a admis avoir beaucoup fumé de cannabis dans sa jeunesse, «mais aujourd’hui, je dis: ne commencez pas avec cette merde».

(Traduction de l’anglais: Marc-André Miserez)

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