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L’Iran vaut mieux qu’une série de clichés

Ce n'est pas forcément le premier tapis qu'on vous proposera au bazar de Téhéran. Mais en cherchant bien... grasset.fr

Un an après sa parution en français, «Marche sur mes yeux», du journaliste suisse Serge Michel et du photographe italien Paolo Woods est disponible en persan sur Internet dès le 15 juin. Portrait d’un Iran inattendu, loin des clichés et des à-priori.

On croirait la double page centrale d’un vieux Playboy des seventies. Lascivement dévêtue dans un fauteuil très kitsch, une beauté blonde à l’opulente poitrine orne un petit tapis déniché… au bazar de Téhéran. Et dans ce présumé bastion du conservatisme moralisateur, les deux vendeurs qui exhibent cette pièce devant l’objectif de Paolo Woods échangent le sourire complice de deux gamins qui viennent d’en faire une bien bonne… à la barbe des mollahs du régime.

«C’est une collision symbolique extrêmement intéressante, la rencontre de deux mondes, commente Serge Michel. On a choisi cette couverture pour créer un choc, pas pour dire qu’en Iran toutes les femmes sont nues ou que tous les Iraniens sont des obsédés. Et cela montre aussi qu’en Iran, il y a toujours quelque chose d’inattendu».

La Perse heureuse

Inattendu, le projet initial des deux complices l’était pour le moins: réaliser une série de portraits d’Iraniens heureux. Car aucun des deux ne s’en cache: ils aiment ce pays. Arrivé par la route en décembre 1998 (comme son compatriote Nicolas Bouvier 45 ans plus tôt), Serge Michel y reste quatre ans, y revient, en repart, y revient… au gré de l’humeur des autorités. Et à chaque fois, il doit revoir tout ce qu’il avait cru comprendre de l’Iran. Le pays ne cesse de le surprendre.

C’est cette surprise qui guette le lecteur au fil des pages et des images. Non, le paysage humain n’est pas fait que de barbes, de turbans et de tchadors. C’est d’ailleurs en débarquant ici que Paolo Woods a troqué le noir et blanc du photoreporter contre la couleur. Et les couleurs, derrière les clichés sombres, ce n’est pas ça qui manque.

En Iran, il y a plus de filles que de garçons à l’université, il y a une jeunesse et une scène artistique branchée, des fêtes totalement déjantées, des rappeurs-taggeurs-skateurs qui jouent au chat et à la souris avec la police. Il y a aussi des mariages qui durent une heure, une école du rire et des marchands de tapis qui pestent contre l’Amérique tout en faisant de juteuses affaires au Texas.

Dans ce portrait de la Perse heureuse, il y a encore des miliciens du régime sans états d’âme, des révolutionnaires, une femme professeur qui prône la stricte application de la loi islamique et un proxénète qui co-dirige une école du mariage.

Et puis, en Iran, il y a toujours l’humour, la poésie, les vers d’Hafez (1310-1380) que chacun cite et dont chacun s’inspire, le culte des martyrs propre à l’Islam chiite, le Coran, Allah, le Prophète, et cette politesse totalement obséquieuse et le plus souvent hypocrite, dont le livre a fait son titre («Marche sur mes yeux» est une formule pour «bienvenue chez moi»).

Et depuis 2005, il y a ce président, tenu pour l’incarnation du Mal par une partie du monde et de son peuple, qui agace avec son éternel sourire.

Pas de jasmin pour l’Iran

En 2009, après presque trois ans d’éclipse, Serge Michel et Paolo Woods reçoivent à nouveau des visas pour l’Iran. Ils vont donc couvrir la réélection contestée du président Ahmadinejad et les manifestations qui l’ont suivie. Le récit, plus sombre, de cette révolution verte avortée occupe les 100 premières pages du livre.

Pourquoi le printemps arabe ne s’est-il pas étendu à l’Iran? Rencontré le mois dernier, peu avant qu’il prenne ses nouvelles fonctions de directeur adjoint du quotidien Le Monde, Serge Michel se le demande encore. «Les révoltes arabes du printemps éclairent d’un jour plus cruel l’absence de mouvement en Iran», note-t-il. Et d’avancer deux pistes pour comprendre.

D’abord, la répression. «Le régime iranien aujourd’hui est vraiment expert en répression. Ils ont du bien rigoler en voyant les images de Tunisie et d’Egypte et l’amateurisme avec lequel ces régimes géraient leur répression. Les Iraniens sont clairement beaucoup plus professionnels dans cette triste mission. Il y a eu moins de morts, et en même temps, les gens rentrent chez eux et ont peur de ressortir».

Mais Serge Michel voit également une autre explication. «Je pense qu’il y a en Iran une habitude de vivre en dehors du régime et de le laisser finalement faire son travail. Chacun vit sa vie. La société a sa propre vie, avec ses priorités: se marier, étudier, faire fortune etc, et le régime a ses priorités aussi, qui sont de faire peur à l’Amérique et à Israël, de s’affirmer comme une puissance régionale, de développer, (ou pas) l’arme nucléaire… donc, chacun son job».

Jusqu’à quand?

Mais jusqu’à quand les gens supporteront-ils cette chape de plomb – car c’en est une malgré tout, même si l’Iran n’est pas la Corée du Nord? Serge Michel n’a pas davantage de réponse toute faite. Encore une fois, la réalité est multiple.

«Il y a d’abord la situation économique, explique le journaliste. Ce régime, sous sanctions et sous embargo, a quand même créé une situation qui n’est pas très favorable. Quand vous êtes diplômé, que vous sortez d’une école d’ingénieur, il n’y a pas de job. Il y a du pétrole bien sûr, qui nourrit un peu tout le monde, mais ce n’est pas ça qui crée des emplois. Donc, il y a un mécontentement assez massif».

Pour le contrer, la république islamique pourrait-elle prendre une sorte de virage à la chinoise: maintenir la pression politique tout en libéralisant un peu l’économie? Pas impossible, mais pour l’instant, le régime préfère laisser les mécontents partir. Il y aurait jusqu’à 300’000 jeunes diplômés iraniens qui quittent le pays chaque année pour venir s’installer comme médecin ou comme avocat à Genève, à Londres ou aux Etats-Unis, où ils forment une des diasporas les plus brillantes et les plus prospères.

«Un autre élément pour juger de la durée de vie de ce régime, c’est ses relations internationales, ajoute Serge Michel. N’importe quelle agression militaire d’Israël ou des Etats-Unis prolongerait sa vie d’un bon paquet d’années. Ce régime espère la confrontation, parce que c’est ça qui va lui donner sa légitimité, sa popularité». C’est bien connu, l’agression extérieure crée l’union sacrée. Surtout en Iran, où l’on est très sensible à ces questions de nationalisme et d’indépendance.

Moralité. Ne serait-ce que pour sa couverture, Marche sur mes yeux n’avait évidemment aucune chance d’être distribué en Iran. Pour la version en persan, qui sort ce 15 juin, deux ans après les premières manifestations qui ont suivi la réélection contestée d’Ahmadinejad, les éditeurs ont choisi une photo moins «chaude», montrant un jeune manifestant du mouvement vert.

Digital. Ici pourtant, le terme de «couverture» ne s’applique pas vraiment, puisque le livre ne sera pas imprimé sur papier. Cette version en farsi, œuvre d’une traductrice de renom, mais qui a tenu ici à garder l’anonymat, est disponible uniquement sur Internet.

Offert. Les frais de traduction et de mise en ligne ont été payés par les deux auteurs et par une ONG de défense des droits de l’homme. L’éditeur Grasset de son côté a renoncé à tous ses droits sur l’œuvre, dont cette version ne lui rapportera pas un sou.

Entre les mailles. La mise en ligne et la diffusion du texte ont été confiées à une blogueuse iranienne exilée, qui va se charger de diffuser l’ouvrage malgré la censure évidemment prévisible. «C’est un système assez compliqué, mais au vu de l’intense activité qui règne sur la toile en Iran, on s’attend à ce qu’il parvienne à destination», explique Manuel Carcassonne, directeur de publication chez Grasset.

Sur l’issue de ce bras de fer entre les agents obscurs et paranoïaques d’un ordre islamico-militaire suranné et une société civile inventive et ouverte au monde, chacun peut y aller de ses pronostics. […] Pour ma part, je fais le pari qu’un peuple qui a subi tant de vicissitudes et d’invasions au cours de sa longue histoire tout en réussissant à préserver son génie propre finira par triompher.

Serge Michel et Paolo Woods, Marche sur mes yeux – portrait de l’Iran d’aujourd’hui, Grasset, Paris, 2010, 365 pages

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