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L’obsession viscérale de l’écriture

August Walla, «Zauberer Braver» (détail, 1988), Collection de l'Art Brut. (Photo Claude Bornand) swissinfo.ch

«Ecriture en délire»… Ils détournent, pervertissent et se jouent de l’écriture, remplissant les pages jusque dans leurs moindres recoins.

La nouvelle exposition de la Collection de l’art brut à Lausanne explore les œuvres d’une quarantaine de créateurs européens, américains et japonais.

«Cette exposition va faire frémir les académiciens et les professeurs de français», lance en préambule la conservatrice Lucienne Peiry.

On plonge en effet dans le monde scriptural secret et solitaire de ces «chapardeurs des conventions langagières» que sont ces patients psychiatriques, de médiums et autres marginaux.

L’exposition est conçue en deux volets. La première salle rassemble essentiellement des écrits asilaires. La deuxième, plus colorée, regroupe des œuvres qui mêlent verbe et image.

La jubilation du plein

Ces créateurs clandestins torturent les mots, les dissocient, en inventent de nouveaux, mélangent les langues, le mot devenant signe pictural. Cette inventivité, si elle n’était le signe d’une sourde douleur ou révolte, pourrait s’apparenter à de la provocation ou à de l’espièglerie.

Lettres, missives et journaux intimes, soit 150 œuvres-textes, tous obstinément remplis. Mais ce flux affolant de lettres s’enlumine aussi souvent de vignettes et de figurines peintes.

«Ils déversent tout ce qu’ils n’ont pas pu dire. Certains spécialistes parlent de l’horreur du vide. Je dirais plutôt que c’est l’amour du plein qui les caractérise», analyse Lucienne Peiry.

Tous les supports sont bons, «papier d’emballage, couvercle de cuisinière ou papier de toilette». C’est dire leur nécessité viscérale de s’exprimer.

Ce foisonnement donne le vertige, d’autant que les inscriptions, dessins ou calligraphies remplissent l’espace dans tous les sens, recto verso, à l’endroit, à l’envers, les créateurs tournant souvent autour de leur support.

Des voix en folie

C’est également à en perdre haleine: ces auteurs ignorent souvent la ponctuation. Mais on a aussi l’impression d’entendre des voix…

«Je t’aime Marguerite [ô à moi ton bras en seconde manche du roi une rose sous la porte du couvent était vous êtes reine si je suis roi] un peu beaucoup à la folie coquetterie sans l’opéra […].»

Des voix bien réelles en fait, celles, enregistrées, de comédiens qui lisent des textes choisis. En l’occurrence, un extrait d’Aloïse Corbaz. Cette amoureuse passionnée, internée dans l’asile psychiatrique de Cery (VD), était l’artiste préférée de Jean Dubuffet, fondateur du musée.

Deux spectacles sont d’ailleurs présentés en relation avec l’exposition, en collaboration avec les théâtres de l’Arsenic et de Vidy.

L’art brut, un art vivant

Les 40 créateurs, pour la plupart décédés, viennent de Suisse, mais aussi d’Europe, d’Amérique et du Japon. Les textes les plus anciens datent du 19e siècle. Parmi eux, des noms qui ont fait connaître l’art brut au dehors du cercle des initiés: Wölfi, Walla, Carlo ou Hodinos.

Mais «l’art brut est aussi un art du vivant», argumente Lucienne Peiry qui rappelle par ailleurs que les œuvres d’art brut sont la plupart du temps découvertes à la mort de leurs auteurs, artistes malgré eux.

La preuve, la découverte récente des oeuvres d’un Japonais Kuzino Matsumoto. Né en 1962, il vit toujours à Osaka.

Fasciné depuis tout petit par l’écriture, il accumule des quantités énormes de textes que personne n’a le droit de toucher et qu’il transporte partout avec lui.

Dans ses œuvres, il amasse les caractères japonais et chinois dans une animation calligraphique chaotique. Certains idéogrammes sont réels, d’autres fictifs.

L’autoclaustration

Quant à l’histoire de Jeannot, elle est aussi édifiante que terrifiante. Jeune soldat en Algérie suite à une déception amoureuse, il rentre dans sa ferme natale du Périgord à l’annonce du suicide de son père.

Ebranlé intérieurement, il se révélera incapable de reprendre le domaine familial avec sa sœur et sa mère. Là-dessus, sa mère meurt à son tour. Frère et sœur décident alors de l’enterrer dans la maison, comme au Moyen Age.

Dès lors, Jeannot s’enferme dans la pièce où sa mère est enterrée et refuse de s’alimenter. Pendant les cinq mois que son jeûne lui laissera à vivre, il grave et poinçonne le plancher devenu cercueil. Il y insulte Hitler, Dieu et le monde de l’électronique, notamment.

Cette œuvre monumentale (8 m sur 2) sera découverte sous la couche de détritus qui jonchaient le sol autour du corps du jeune homme. Une œuvre testament porteuse d’une puissante émotion, à l’image de l’exposition.

swissinfo, Anne Rubin

«Ecriture en délire» jusqu’au 5 septembre au Musée de l’art brut à Lausanne.
Deux spectacles sont présentés en relation avec l’exposition.
«A ma personne agitée» du 12 au 29 février au Théâtre de l’Arsenic.
«La Demoiselle dite Chien Sale», du 1er au 6 juin à la Collection de l’art brut et du 8 au 20 juin au Théâtre de Vidy.
Un ouvrage sur la thématique de l’exposition paraîtra aux Editions 5 Continents fin avril.
«La Voleuse de Mappemonde. Les écrits d’Aloïse», de Jacqueline Porret-Forel, paraîtra mi-mars aux Editions Zoé.

– La notion d’art brut est apparue vers 1945. On la doit au peintre français Jean Dubuffet. Il a d’ailleurs légué sa collection personnelle à la Ville de Lausanne, en 1971.

– La Collection de l’art brut a été inaugurée au Château de Beaulieu en février 1976.

– Ces artistes s’inscrivent hors de tout repère culturel, norme ou circuit artistique.

– Ce sont des artistes malgré eux qui ne s’adressent à personne d’autre qu’à eux-même. Leurs œuvres sont souvent découvertes après leur mort.

– Trois mots qualifient l’art brut: silence, solitude et secret.

– Les oeuvres de l’exposition «Ecriture en délire» proviennent en majorité de la Collection de l’art brut, mais aussi de collections publiques ou privées.

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