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La cinémathèque, un pont entre le présent et le passé

Frédéric Maire, pour une cinémathèque 'ouverte'. swissinfo.ch

Frédéric Maire a pris en main la destinée de la Cinémathèque suisse il y a environ 100 jours. Une institution riche de plusieurs millions de documents et objets - bobines, machines, affiches, littérature du 7e art. Quelle approche, quels espoirs? Entretien.

Il y a la partie émergée de l’iceberg, logée dans le bâtiment du Casino de Montbenon, à Lausanne. Et son étonnante et magnifique partie immergée: le centre d’archivage de Penthaz, dans la campagne vaudoise (voir le diaporama audio «Le visage perdu»).

«Collectionner, conserver et rendre accessible tout ce qui a trait au 7e Art», tel est le mandat, triple et vertigineux, qui incombe à la Cinémathèque suisse, dirigée depuis peu par le Neuchâtelois Frédéric Maire.

swissinfo.ch: Votre fauteuil de directeur vous convient-il?

Frédéric Maire: Il me convient! Il se trouve dans un des plus beaux bureaux de la ville, j’ai une vue sublime sur les Alpes et le lac Léman. Ce qui est bizarre, c’est qu’il s’agit du bureau que j’ai connu à l’époque de Freddy Buache, quand je venais à la Cinémathèque me confronter au maître en tant que cinéphile et jeune cinéaste, puis que j’ai fréquenté en tant que professionnel.

Me retrouver à cette place, ça fait un effet étrange. Je me sens plein de respect. Avec l’envie de continuer le chemin tracé par mes prédécesseurs, en allant plus loin, en développant cette institution à l’ère du numérique, de la 3D, de ce qu’est le cinéma d’aujourd’hui, tout en défendant le cinéma d’hier.

swissinfo.ch: Quels changements psychologiques implique le fait de passer de la gestion d’un événement ponctuel (le Festival du film de Locarno) à celle d’une institution permanente?

F.M.: Il faut que mon cerveau ne fonctionne plus sur le rythme d’une année qui monte en tension puis décroît, mais sur celui d’une année où la tension est permanente. Avant, je programmais un festival de onze jours, sur une année. Beaucoup de séances, mais sur onze jours. Là, je me retrouve à programmer trois séances par jour toute l’année, sauf le jour de Noël! Et à prévoir des cycles, à imaginer des thèmes, à improviser une projection parce qu’un cinéaste débarque avec sa copie etc.

D’autre part, je voyage moins que pour Locarno, mais j’ai l’impression de pouvoir construire plus. Dans un festival, on recommence chaque année. Ici, j’ai l’impression que si je pose une brique, elle va rester, et que je pourrai en déposer une deuxième, une troisième, et qu’à la fin, j’aurai construit le mur d’une maison.

Sinon, au fond, c’est la même chose. Le même univers, et l’idée d’être ancré dans une ville, dans une région, dans un pays, en étant à l’écoute de ce qui vibre dans le cinéma.

swissinfo.ch: N’y a-t-il pas aussi une forme de passage du présent du cinéma au passé du cinéma?

F.M.: Pour moi, le patrimoine se construit aujourd’hui: «Avatar» est un film du patrimoine de demain! Ma vision du patrimoine est totalement liée au présent.

swissinfo.ch: Est-il clair pour le grand public que la Cinémathèque n’est pas qu’un lieu de conservation, mais bien un lieu vivant?

F.M.: Oui, mais pas assez. Ce grand public le sait, surtout dans la région lausannoise, mais ce n’est effectivement pas assez ancré dans l’idée des gens. La Cinémathèque a connu une espèce d’âge d’or, en accueillant de nombreux événements liés au présent du cinéma. Une dynamique qui s’est un peu essoufflée, mais que j’espère retrouver à travers certains de nos projets.

swissinfo.ch: «Collectionner, conserver et rendre accessible tout ce qui a trait au 7e Art» sont vos mandats. Les deux premiers semblent dignes de Sisyphe, au vu des contenus de la Cinémathèque suisse. Vous pouvez nous donner quelques chiffres?

F.M.: La Cinémathèque suisse, c’est 70’000 films du monde entier, deux millions de photos et diapositives, 230’000 affiches, des dizaines de milliers de livres, périodiques, revues, dossiers de presse… C’est donc une mémoire gigantesque du cinéma de fiction, mais pas seulement. Il y a aussi les images qui ont précédé la télévision, celles de la réalité quotidienne. La mémoire audiovisuelle de notre pays en particulier, mais aussi du monde.

swissinfo.ch: Tous les lieux d’archivage connaissent le problème du temps qui détruit les documents, et le manque de moyens pour les conserver. Comment attaque-t-on ce problème sans paniquer?

F.M.: Il s’agit de dessiner des priorités. Avec au premier plan la mémoire du patrimoine qui nous est exclusif, le patrimoine suisse. Ensuite il y a les œuvres dont nous savons que nous avons du matériel unique, par exemple les Fonds Buñuel ou Autant-Lara, dont nous sommes les seuls détenteurs. Après, il faut faire des choix. Laisser tomber certaines œuvres qu’on ne pourra pas restaurer pour en privilégier d’autres, parce que, effectivement, nous n’avons pas les moyens, ni le temps, ni le personnel, pour tout faire. Mais je dirais que… les choses sont à peu près sous contrôle.

Ce qui est étrange, c’est que ce qui est le plus instable aujourd’hui du point de vue de la conservation, ce n’est pas forcément le film noir-blanc de 1920, parce que, celui-là, il est sur un support nitrate qui, conservé à la bonne température, aéré, retourné de temps en temps comme un fromage, résiste très bien. Mais c’est le film vidéo tourné en 1980 qui est en train de disparaître… C’est donc cela qu’on doit sauvegarder en premier, et transférer. Le virage numérique nous permet de conserver – provisoirement en tout cas – des œuvres qui risquaient d’être condamnées.

swissinfo.ch: Parmi vos projets, il y a l’agrandissement du centre d’archivage de Penthaz et l’éventuelle installation d’une antenne de la Cinémathèque suisse au centre de Lausanne, dans la salle du Capitole, un lieu classé.

F.M.: Il est important pour une cinémathèque d’avoir une ou plusieurs vitrines. A Montbenon, nous sommes à l’étroit. Nous espérons donc nous développer à l’intérieur du bâtiment, mais une possibilités de développement réside aussi dans l’une des plus belles salles de cinéma de Suisse, une salle à l’ancienne, celle du Capitole, actuellement détenue par la vaillante Lucienne Schnegg, qui s’en occupe depuis les années quarante. Nous serions très heureux que la ville – et c’est en cours de discussion – acquière ce lieu pour en faire la salle principale de la Cinémathèque suisse, qui compléterait ainsi notre petite salle du Cinématographe, ici à Montbenon.

swissinfo.ch: Pour conclure, quel est le «pari» de Frédéric Maire pour la Cinémathèque suisse?

F.M.: Donner envie à chacun de découvrir tout le cinéma, tous les trésors que recèle le cinéma. Qu’un spectateur qui va voir «Avatar», j’y reviens, ait envie de voir ou de revoir «2001, Odyssée de l’espace», et peut-être «Metropolis», un film qui avait révolutionné son temps. Et puis peut-être de lire des livres sur le cinéma… Et qu’il lui soit totalement naturel de venir à la cinémathèque dans cet esprit-là.

Si les gens ont le sentiment que nous sommes ouverts, accessibles, et qu’ils trouvent ici ce qu’ils cherchent, je serai content.

Bernard Léchot, Lausanne, swissinfo.ch

L’intégralité de l’interview peut être écoutée en cliquant sur le player en haut de l’article.

Bâle. Si la première cinémathèque est fondée à Stockholm en 1933, les premiers balbutiements helvétiques datent de 1943, avec l’inauguration des «Archives cinématographiques suisses» à Bâle.

Lausanne. En 1948, suite à la cessation des subsides bâlois sous prétexte de gauchisme des «Archives», des passionnés vaudois obtiennent le transfert des fonds à Lausanne. L’association «Cinématèque suisse» est née.

Buache. Freddy Buache prend la direction de la Cinémathèque en 1951, poste qu’il occupera pendant 44 ans! Dans une absence totale de moyens, il va faire de la cinémathèque le lieu d’une certaine contre-culture.

Développements. Première subvention fédérale (1963), déménagement au Casino de Montbenon (1981), construction d’un centre d’archivage à Penthaz (1991), assainissement des finances grâce à l’association «Les amis de la Cinémathèque suisse» (1996), reprise du centre de documentation cinématographique «Zoom» à Zurich (2001), la Cinémathèque suisse s’ancre chaque année davantage dans le paysage culturel suisse.

Direction. A Freddy Buache a succédé Hervé Dumont en 1996, puis, en 2009, Frédéric Maire.

Collaborateurs. Aujourd’hui, l’institution, la 6ème cinémathèque du monde en importance selon les statistiques de la Fédération internationale des archives du film, compte une quarantaine de collaboratrices et collaborateurs.

Neuchâtel. Frédéric Maire est né en 1961 à Neuchâtel.

Réalisation. Dès 1979, il réalise différents courts et moyen métrages de fiction pour le cinéma et des reportages pour la Télévision Suisse Romande.

Prof. De 1988 à 1992, il enseigne au Département audiovisuel de l’École d’Art de Lausanne (DAVI).

Lanterne magique. De 1992 à 2005, il est le co-fondateur et le co-directeur de La Lanterne Magique, club de cinéma pour enfants né à Neuchâtel.

Locarno. En octobre 2005, il est nommé Directeur artistique du Festival international du film de Locarno, manifestation avec laquelle il collabore régulièrement depuis 1986.

Cinémathèque. En septembre 2009, il reprend la direction de la Cinémathèque suisse à Lausanne.

Journaliste. Journaliste de formation, Frédéric Maire a également travaillé comme critique de cinéma.

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