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«La politique d’asile européenne est rigide et inefficace»

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Après le naufrage du 3 octobre 2013 au large de Lampedusa qui avait causé la mort de 360 personnes, toute l'Europe s'était juré: «plus jamais ça»! Keystone

«L'UE devrait centraliser sa politique d'asile à long terme et son objectif immédiat devrait être la solidarité entre États et la protection des migrants.» Alors que débute le sommet européen à Bruxelles, le professeur Francesco Maiani suggère une réforme radicale du système Dublin. À Bruxelles, cependant, on ne semble pas prêt à bouger.


Les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne (UE) se réunissent les 26 et 27 juin à Bruxelles pour fixer les grandes lignes de la politique communautaire des cinq prochaines années. L’Italie, qui assume la présidence tournante de la Commission, a placé la question migratoire au centre de ses priorités. Depuis le début de l’année, plus de 50’000 migrants ont débarqué sur les côtes italiennes, soit plus que pendant toute l’année 2013. «La Méditerranée n’est pas seulement une frontière italienne mais aussi européenne», a répété à l’envi le ministre de l’Intérieur Angelino Alfano.

swissinfo.ch a consulté Francesco MaianiLien externe, professeur à l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP) de Lausanne et membre du Réseau académique d’études juridiques sur l’immigration et l’asile Odysseus

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Lampedusa, île où coule l’espoir

Ce contenu a été publié sur Ces derniers jours, Lampedusa, située tout au sud de l’Italie, a connu un afflux exceptionnel de migrants tunisiens. Mais chaque année, des milliers de migrants illégaux de différents pays traversent la Mer Méditerranée en direction de l’île italienne.

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swissinfo.ch: Après le naufrage du 3 octobre 2013 au large de Lampedusa, qui avait causé la mort de 360 personnes, et le nombre croissant de migrants enregistrés ces derniers mois, l’Italie a demandé à l’Europe de se montrer solidaire. Cette revendication est-elle légitime?

Francesco Maiani: Il faut préciser d’abord que l’Italie n’est pas submergée de migrants, comme elle l’affirme souvent. Par rapport à ses dimensions, au nombre d’habitants et au PIB, elle en reçoit moins que d’autres pays. Cependant c’est un pays particulièrement exposé qui a toutes les raisons de demander davantage de solidarité à l’UE.

Prenons un cas concret. Après le drame de Lampedusa, tout le monde s’est juré «plus jamais ça». Ensuite, personne n’a rien fait de décisif, sauf l’Italie. En octobre dernier, le gouvernement a lancé une mission de sauvetage appelée Mare Nostrum, qui a permis de sauver des dizaines de milliers de vies.

Mais sans une participation directe de l’UE, cette opération pourrait avoir la vie courte. Aujourd’hui, l’Italie dépense 9 millions d’euros par mois pour Mare Nostrum et, selon le «règlement Dublin», elle devrait prendre en charge chaque migrant qu’elle sauve et qui lui demande l’asile. C’est comme si l’Europe disait à l’Italie: «Plus jamais de morts en Méditerranée. Veuillez s’il vous plaît sauver ces gens et payer l’opération. Et si quelqu’un passe votre frontière, vous êtes priés de le reprendre.»

51 millions de réfugiés dans le monde

Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 2013, le nombre de réfugiés, de requérants l’asile et de déplacés de l’intérieur a dépassé les 50 millions, selon le dernier rapport du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés, publié le 20 juin2014.

Les pays en voie de développement accueillent 86% des réfugiés dans le monde. En tête du classement il y a le Pakistan avec 1,6 million, suivi de l’Iran, du Liban, de la Jordanie et de la Turquie.

La moitié des réfugiés ont moins de 18 ans. Les requérants d’asile comptaient plus de 25’000 mineurs non accompagnés.

L’Allemagne est le pays qui a enregistré le plus grand nombre de demandes en 2013, une augmentation de 70% à 109’600. Puis viennent les États-Unis (84’400) et l’Afrique du Sud (70’000).

swissinfo.ch: Mais en même temps, certains États européens reprochent à l’Italie de ne pas enregistrer tous les migrants qui arrivent sur son territoire pour ne pas devoir s’en occuper…

F. M.: Et bien les pays accusateurs ou la Commission disposent de tous les instruments pour le vérifier. À la limite, ils peuvent déposer un recours à la Cour de justice.

Ceci dit, si c’est bien le cas, alors l’Italie violerait ses obligations. Ce n’est pas justifiable mais c’est logique: la structure même du système européen de l’asile incite à ces comportements ou, ce qui est beaucoup plus grave, à laisser mourir les migrants en mer, comme cela a aussi été le cas. Si elle pense vraiment qu’elle ne veut «plus jamais ça», l’Europe doit repenser sa politique migratoire.

swissinfo.ch: Quelles mesures devrait-elle pendre, concrètement?

F. M.: Dans l’immédiat, les opérations de sauvetage devraient être poursuivies de manière conjointe et les requérants d’asile sauvés repartis de manière équitable entre les pays européens.

A long terme, la seule manière de réaliser une réelle solidarité entre États et un traitement équitable des personnes qui cherchent protection est la centralisation. Dans le respect du principe de subsidiarité, la gestion des frontières et le traitement des procédures devraient être confiés à l’Union. Mais ceci implique une modification des traités et, surtout, des mentalités.

swissinfo.ch: Le phénomène des «vagabonds de l’asile» est aussi provoqué par une politique migratoire à géométrie variable. Actuellement, les conditions d’accueil changent radicalement d’un pays à l’autre, tout comme le taux d’acceptation des demandes, qui peut varier de un à 80% selon les cas. Pourquoi l’Union n’a-t-elle jamais cherché à harmoniser les procédures?

F. M.: Avant tout, j’aimerais qu’on réfléchisse à cette notion de «vagabonds de l’asile». Aujourd’hui, un discours public s’est construit, selon lequel un migrant qui veut choisir sa destination commet un abus. Mais si vous étiez une réfugiée et qu’on vous disait: ‘ici vous avez 80% de chances d’obtenir l’asile et un bon soutien socio-économique pour vos enfants, là-bas 1% et des conditions misérables, que feriez-vous? J’ai l’impression qu’on oublie parfois que les réfugiés sont des êtres humains comme nous.

Ceci dit, les conditions d’accueil et les procédures changent beaucoup d’un pays à l’autre, mais ce n’est pas parce que l’Europe n’a rien fait. Au contraire, elle s’est beaucoup investie pour harmoniser les lois. Mais il faudra des années, sinon des décennies, pour que leur application soit aussi harmonisée.

Ce n’est pas cela qui me scandalise. C’est le fait que, face à ces disparités, on continue d’appliquer le système Dublin de manière rigide et automatique. Dublin part du principe qu’un pays est égal à l’autre, mais ce n’est pas encore vrai. En Italie par exemple, les conditions d’accueil des réfugiés sont précaires et les transferts devraient être effectués avec prudence. Mais les administrations ne se montrent pas très scrupuleuses, même lorsqu’elles sont confrontées à des cas dramatiques ou à des injustices criantes.

swissinfo.ch: Mais en laissant une liberté absolue aux requérants, ne risque-t-on pas que les pays offrant une meilleure protection soient submergés par les demandes?

F. M.: D’abord, est-il certain que les pratiques en matière d’asile ou les perspectives économiques sont déterminantes? Selon de nombreuses études, la présence d’un réseau familial et social est le motif qui compte le plus.

Nouvelle hausse des demandes d’asile en Suisse

En 2013, 21’465 requêtes ont été déposées en Suisse, 25% de moins par rapport à 2012. Et ce malgré une augmentation de 27,4% à environ 447’000 en Europe.

L’Office fédéral de la migration explique cette baisse par l’accélération de la procédure et le fait que la Suisse est devenue moins attrayante pour certaines catégories de requérants.

Avec 2,7 demandes pour 1000 habitants, la Suisse continue à être parmi les pays d’Europe les plus sollicités, derrière Malte et la Suède (6 pour 1000).

Suite à un fort afflux de migrants en Italie voisine, en mai 2014, les demandes ont aussi augmenté en Suisse (+14% à 1680), surtout en provenance d’Érythrée et de Syrie.

Ensuite, si on considère les chiffres globaux, même sans Dublin, la répartition des réfugiés dans les pays membres serait pratiquement la même qu’actuellement. En Europe, dans la grande majorité des cas, le pays qui examine une demande d’asile est celui où elle a été présentée pour la première fois. Un peu comme si les fameux critères de Dublin n’existaient pas. Certes, dans une optique purement nationale, il peut en être autrement. Grâce à Dublin, la Suisse renvoie une bonne partie de ses requérants en Italie.

swissinfo.ch: Et pourtant le système de transferts semble avoir quelques failles. L’an dernier, la Suisse n’a pu renvoyer que moins de la moitié des requérants vers l’État compétent.

F. M.: Ce n’est pas surprenant. En réalité, dans toute l’Europe, les transferts «Dublin» sont effectués dans moins de 50% des cas. Un système qui va systématiquement contre les aspirations des migrants ne peut fonctionner qu’en appliquant de manière intensive la détention et les renvois forcés et, donc, mal. Entre autres parce que renvois et détention coûtent cher. Ce serait intéressant de savoir combien on dépense chaque année pour cela au niveau européen. C’est un élément important qui manque dans le débat public.

swissinfo.ch: Malgré les innombrables critiques contre la politique migratoire européenne, aucun changement ne semble être à l’ordre du jour. Qu’attendez-vous du sommet européen des 26 et 27 juin?

F. M.: Je n’en attends pas de grands changements. Jusqu’à présent, les États membres n’ont pas fait mine de vouloir céder un millimètre. Les intérêts nationaux prévalent sur la solidarité et la protection des migrants. Le seul point qui présente une certaine marge de manœuvre est la question de la surveillance conjointe en Méditerranée. 

(Adaptation de l’italien: Isabelle Eichenberger)

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