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La guerre d’Abidjan est-elle programmée?

Des Maliens d’apprêtant à quitter le pays alors que la Côte d’Ivoire sombre dans la violence. Reuters

Alors que les forces du président ivoirien reconnu par la communauté internationale Alassane Ouattara se rapprochent de la capitale économique Abidjan, le Franco-suisse Alain Délétroz, vice-président de l’International Crisis Group, espère que la raison peut encore prévaloir.

«Je crois qu’une dernière chance est à donner à la diplomatie et à la paix», estime ce représentant du groupe de réflexion sur les conflits dans le monde, basé à Bruxelles.

swissinfo.ch: La Côte d’Ivoire est-elle en guerre civile?

Alain Délétroz: Très clairement. Dans l’impasse politique, le pays s’est retrouvé dans une situation complexe. A Abidjan, le camp de Laurent Gbagbo pouvait allumer un incendie quand bon lui semblait. Créer par exemple des incidents envers les troupes de la mission des Nations Unies sur place (ONUCI).

En même temps, l’Union européenne a décidé de sanctions prévoyant que tout bateau commerçant avec un port ivoirien ne le peut plus avec elle. Une sanction très efficace, suivie par celles d’autres pays et organisations (…).

Le clan Gbagbo s’est donc retrouvé sans argent. A partir du moment où il ne pouvait plus payer ses forces de sécurité, qu’allait-il faire? Le personnage a montré qu’il ne recule pas devant les incidents qui font couler le sang. J’imagine que c’est ce qui a poussé les Forces nouvelles d’Alassane Ouattara à prendre l’initiative

swissinfo.ch: Comment voyez-vous la situation évoluer sur le terrain?

A.D.: Gbagbo a une base électorale forte dans le sud du pays. Mais on a vu mercredi son fief natal laissé à l’arrivée des Forces nouvelles sans résistance. Les électeurs de Gbagbo ont voté pour lui parce qu’il était leur candidat préféré, pas pour la guerre civile.

La prise du port de San Pedro mercredi est absolument centrale pour l’exportation du cacao. Et celle de Yamoussoukro, qui s’est faite pratiquement sans coup férir est, elle, fortement symbolique puisque c’est la capitale politique de la Côte d’Ivoire. A un certain moment, Alassane Ouattara va s’y installer mais, visiblement, il reste pour l’instant à Abidjan de manière à éviter d’envoyer le signal d’une possible partition du pays.

swissinfo.ch: Faut-il alors s’attendre à un scénario où Ouattara gagnerait une guerre courte?

A.D.: Sur le plan des combats, ces derniers jours, la situation évolue beaucoup plus rapidement et mieux que prévu pour les Forces nouvelles. Mais on peut s’attendre à une résistance acharnée et lourde à Abidjan, avec des gens, dans le camp Gbagbo, qui ont prouvé à quel point ils ne reculent devant rien.

Mon scénario le plus positif serait celui d’une dernière tentative diplomatique, de la part de la CEDEAO ou d’amis de Gbagbo – l’Angola par exemple, qui l’a longuement soutenu – avec un retrait du pouvoir de Gbagbo dans des conditions à peu près dignes.

Un deuxième scénario, qui pourrait ne pas être entièrement catastrophique, serait la défection à grande échelle des hauts commandements des forces restées fidèles à Gbagbo [Le chef d’Etat-major de l’armée Philippe Mangou s’est effectivement réfugié à la résidence de l’ambassadeur d’Afrique du Sud à Abidjan jeudi].

Le scénario le plus dramatique serait une conquête d’Abidjan par les Forces nouvelles l’arme à la main. Dans une ville de cinq à six millions d’habitants, vous n’avez pas besoin d’avoir beaucoup d’hommes déterminés, armés d’une kalachnikov, pour créer d’énormes problèmes, avec prises d’otage d’étrangers sur place et de militaires de la force des Nations unies. Il faut tout essayer pour éviter ce scénario.

swissinfo.ch: La résolution 1975 de l’ONU adoptée mercredi va-t-elle changer quelque chose?

A.D.: Elle va contribuer encore à assécher les sources de revenus de Gbagbo. Ce n’est effectivement pas le moment de relâcher les sanctions. Maintenant, si on compare les décisions à l’égard de la Côte d’Ivoire et de la Libye, il y a deux poids de mesures, c’est vrai. Le conseil de sécurité fonctionne dans la réalité du monde d’aujourd’hui, pas dans une réalité rêvée.

Mais dans le cas de la Côte d’Ivoire, il n’y a pas eu la volonté politique de pousser pour une résolution qui permettrait des frappes aériennes tout simplement parce que Laurent Gbagbo n’a pas de forces aériennes. Son aviation a été détruite en 2004 par les Français. Le mandat donné à l’ONUCI de protéger les populations civiles est suffisamment bien ficelé et fort. Mais il a jusqu’à maintenant été interprété de manière un peu frileuse.

swissinfo.ch: Justement, cette force de 10’000 hommes subit des critiques sur ce plan. Critiques que vous partagez?

A.D.: Bien sûr. Le problème, c’est que l’ONUCI a essayé d’éviter tous les incidents. Gbagbo a demandé à la mission de quitter le pays. La réponse de toute la communauté a été de dire qu’il n’est pas le président légitime de la Côte d’Ivoire. Le président légitime demande aux Nations unies de rester.

Sur le terrain, Gbagbo a essayé de bloquer les bateaux de ravitaillement de la mission et les voitures se rendant vers son siège ou vers l’Hôtel de Golf où se tient Alassane Ouattara. A tel point que la mission a opté pour la discrétion et les voitures banalisées.

Pour nous, cette décision a été une erreur. Vous ne pouvez pas avoir une mission des nations unies, avec mandat de faire usage de la force, et vous comporter de manière aussi frileuse. Pour remplir sa mission, l’ONUCI aurait dû ouvrir le feu, et se confronter aux troupes fidèles à Gbagbo.

swissinfo.ch: Cette crise ivoirienne est-celle susceptible de mettre à mal toute la sous-région?

 

A.D.: Oui, bien sûr. On a vu les appels au calme de la présidente du Liberia. A l’intérieur de la CEDEAO, la Côte d’Ivoire est la grande économie. C’est une économie qui n’est pas basée sur l’extraction pétrolière et la seule à produire et exporter des produits qui ne sont pas extraits du sol. C’est le pilier du franc CFA et la crainte est énorme à ce niveau là.

Cette région a connu deux guerres civiles atroces: le Liberia et la Sierra Leone, avec des combattants qui, sur le plan psychique, ont tous vécu des expériences traumatisantes. Beaucoup de ces miliciens vivent encore ensemble, dans la brousse, avec armes et bagages. Ils sont une proie facile pour tous ceux qui veulent recruter des combattants.

La grande crainte, c’est que certaines des factions ivoiriennes engagent ces miliciens du Liberia et de Sierra Leone pour venir faire le coup de feu à Abidjan. Des combats qui pourraient provoquer en plus une poussée de refugiés sur les frontières de la Guinée Conakry, du Liberia et de la Sierra Leone.

Au second tour de la présidentielle du 28 novembre dernier, Alassane Ouattara a été désigné vainqueur avec 54,10% des voix face au sortant Laurent Gbagbo par la Commission électorale indépendante.
 
Ce résultat a été certifié sur place par l’ONU, mais le Conseil constitutionnel, acquis au président sortant, l’a invalidé, proclamant la victoire de ce dernier. La quasi-totalité de la communauté internationale – Suisse comprise – reconnaît Alassane Ouattara comme le vainqueur de la présidentielle. De multiples délégations africaines se sont rendues depuis à Abidjan. Sans résultats.

Sur le terrain, la rivalité des deux hommes se traduit par des combats entre les forces fidèles à Laurent Gbagbo, qui comprennent une partie de l’armée régulière, une partie de la gendarmerie et de la garde républicaine et, en face, les Forces nouvelles, sous le commandement de Guillaume Soro, premier ministre d’Alassane Ouattara.

Mercredi, les forces pro-Ouattara se sont emparées de Yamoussoukro, capitale politique du pays. Et depuis jeudi, elles contrôlent San Pedro. La moitié des exportations de cacao de la Côte d’Ivoire, dont ce pays est le premier producteur au monde, transitent par ce port.

Mercredi soir aussi, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté à l’unanimité la résolution 1975, présentée par la France et le Nigeria, qui impose des sanctions ciblées à Laurent Gbagbo et à son entourage, et qui exige son départ immédiat. Cette résolution prescrit un gel des avoirs et une interdiction de voyager.

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