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Le Musée Rath s’engage dans «Labyrinthe»

Chambre d'Alberto Giacometti à l'Hôtel de Rive à Genève, avant octobre 1944. (© Paris, Fondation Annette et Alberto Giacometti) Eli Lotar

Le musée genevois rouvre ses portes – après rénovation - avec une exposition qui retrace le passé ambitieux de la revue «Labyrinthe». Fondée par Albert Skira en 1944, elle rassemblait à l'époque les talents des plus grands artistes et écrivains romands et français.

Cuisine et art sont intimement liés. Pas pour les raisons que vous connaissez déjà et qu’on n’évoquera pas ici, mais pour d’autres, celles-là spirituelles. C’est que la grande littérature s’est construite souvent autour d’une table, dans un restaurant ou une brasserie.

Voyez Sartre et Beauvoir, ils avaient élu domicile au Flore et au Deux Magots. C’est là qu’ils se disputaient, refaisaient le monde, retrouvaient leurs amis, mettaient sur pied leurs projets…

D’ailleurs Sartre et Beauvoir, on les verra durant la Deuxième Guerre dans les cafés de Genève où ils se rendaient de temps en temps, car la parole y circulait plus librement que sous le gouvernement de Vichy. On les revoit encore aujourd’hui, mais au Musée Rath où ils font partie du décorum. Où ils apparaissent dans le cadre d’une exposition qui vous réserve, d’entrée de jeu, l’accueil chaleureux de son espace Brasserie.

Oui, une Brasserie, pièce maîtresse de cette exposition intitulée «Giacometti, Balthus, Skira. Les années Labyrinthe (1944-1946)». Là, on vous sert des boissons, des pâtisseries… Là, vous attend également un client de marque, Jean Starobinski.

Courte vie et grand retentissement

Dans un film vidéo, réalisé en 2008 et projeté sur les murs du lieu, l’éminent homme de lettres et professeur genevois parle de l’aventure exceptionnelle de «Labyrinthe», revue d’art mensuelle, fondée et publiée à Genève, en 1944, par le Tessinois Albert Skira. Le même qui dans les années 1930 créait et dirigeait «Minotaure», revue d’art elle aussi, publiée en revanche à Paris.

«Labyrinthe» eut une courte vie et un grand retentissement, en Suisse et en France en tout cas, à une époque où Genève prenait, en matière artistique et littéraire, le relais d’un Paris exsangue. La revue, parue sur papier journal par souci d’économie, affiche alors sa passion. C’est «un manifeste paraissant d’octobre 1944 à décembre 1946 (…), en 22 numéros qui montraient que la culture n’avait rien perdu de sa puissance à l’issue de la catastrophe», écrit Stefan Zweifel commissaire de l’exposition.

Surréalisme, érotisme et existentialisme: trois axes autour desquels tourne cette exposition où foisonnent les voix d’écrivains français et suisses: Sartre, Beauvoir, Eluard, Malraux, Charles-Albert Cingria… Où se laisse écouter, malgré le brouhaha de la Brasserie, la parole analytique et pertinente de Jean Starobinski.

Starobinski a très bien connu Albert Skira et ceux qui ont «pensé» avec lui «Labyrinthe», c’est-à-dire Giacometti et Balthus, entre autres. Ce monde raffiné se réunissait dans les bistrots de Genève, le Restaurant du Nord et le Café des Négociants, en l’occurrence, où se fomentaient les querelles, se tramaient les complicités et se construisait «Labyrinthe».

La Brasserie de l’exposition recrée donc une atmosphère, un univers nimbé de gloire passée et d’ambition retrouvée, grâce surtout au récit truculent de Starobinski qui se souvient des caprices des uns, des manies des autres. Participation de Cingria et de Balthus à l’élaboration de la revue, le premier très lunaire, le second très exigeant.

L’érotisme selon Giacometti ou Sade

Quant à Giacometti, sa parole s’écoute sur les murs de la Brasserie où s’affiche son texte «Le rêve, le Sphinx et la mort de T.» Une histoire onirique (publiée à l’époque dans le dernier numéro de «Labyrinthe») peuplée de femmes et de cauchemars liés quant à eux au célèbre bordel parisien «Le Sphinx», que le sculpteur fréquentait.

Retrouvés récemment, les feuillets manuscrits de ce texte sont exposés dans la salle du bas, non loin de cette sculpture de Giacometti «Quatre femmes au socle haut». Quatre figurines qui pointent vers le ciel leur silhouette séraphique et se confondent, nous dit-on, avec les filles de joie honorées par le sculpteur. A croire que Giacometti déambulait dans un univers érotique éthéré, loin, très loin de celui plus graveleux de Sade, dont on le rapproche néanmoins.

Car de Sade, on verra également dans l’exposition le manuscrit d’un célèbre récit «Les 120 Journées de Sodome». Mais foin de malédictions sexuelles! Et retour aux salles du haut avec leur cortège de bénédictions. Eluard et Malraux bénissent de leur voix grave la Suisse. Le premier rend hommage à la générosité de ce pays, le second à sa grandeur.

Tous deux parlent devant une caméra. Il s’agit là de documents d’archives. Les nouvelles de la Deuxième Guerre sont diffusées dans les salles de cinéma helvétiques, avant la projection des films. Malraux et Eluard remercient la Suisse littéraire, logis pour une parole libre. On a la chair de poule.

De cette liberté, «Labyrinthe» fut la caisse de résonance. La revue a collaboré avec l’avant-garde de l’époque: Picasso, Braque, Matisse et Balthus, bien sûr, dont certains tableaux décorent l’exposition. Cette dernière éclaire aujourd’hui le passé, avec, entre autres, des textes et des dessins de Jacques Chessex, accrochés aux cimaises du musée. Ils reflètent un état d’esprit, celui d’une revue où l’art se vivait avec engagement.

Ghania Adamo, swissinfo.ch

Giacometti, Balthus, Skira. Les années Labyrinthe (1944-1946).

A voir au Musée Rath, Genève, jusqu’au 5 juillet.

Editeur d’art, Tessinois d’origine, né à Genève en 1904 et mort à Dully en 1973.

Après avoir dirigé la revue «Minotaure» dans les années 1930, il se lance dans la publication de «Labyrinthe» avec la complicité de Giacometti et de Balthus.

Avec cette revue, il souhaite offrir une «plate-forme» d’expression aux intellectuels et artistes parisiens qui en avaient été privés pendant la guerre.

Dans ses bureaux genevois, il parvient à créer un espace éditorial pluridisciplinaire vers lequel convergent des peintres et des auteurs romands, comme Auberjonois et Cingria, ainsi que des penseurs français comme Malraux et Eluard.

Trois thèmes parcourent sa revue, publiée en 22 numéros (de 1944 à 1946): le surréalisme, l’érotisme et l’existentialisme.

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