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Les frontaliers suisses de France pris en étau

Chaque jour, 69’000 frontaliers (déclarés) traversent la frontière. Keystone

Nouveaux tarifs d’assurance maladie, surcharge des infrastructures, menace d’impôt sur les successions… la grogne des frontaliers français et suisses monte. Très nombreux dans le «Genevois français», certains de ces derniers chercheraient à revenir dans leur pays.

Il est 17 heures, on roule au pas en direction du pays de Gex, dans le département de l’Ain. Il pleut, il fait sombre. Les postes de douane ont l’air abandonné mais les barrières sont ouvertes. En arrivant à Saint-Genis, le trafic s’éclaircit, pour devenir quasi-inexistant à Sergy. Dans le haut du village, la route étroite traverse un vaste quartier de villas.

La maison d’Anne et de Bruno* (prénoms fictifs) est perchée juste au pied du Jura, avec vue sur les Alpes. Le couple l’a achetée en 2002 avec l’argent de ses caisses de pension. «Ces dernières années, la population du village a augmenté de plus de 25%: des frontaliers français, suisses, binationaux ainsi que des fonctionnaires internationaux. Ça fait du monde et ça bouchonne sur la route en permanence», remarque Anne, binationale. Bruno est suisse et fait partie des 69’000 travailleurs (déclarés) qui traversent chaque jour la frontière dans les deux sens pour aller travailler à Genève: «Je suis né en Suisse, je vis en Suisse, mais j’habite en France», déclare-t-il.

«Douloureuse» assurance maladie

Aujourd’hui, Bruno en a gros sur le cœur. D’ici au 1er juin, il devra renoncer à son assurance maladie privée pour s’affilier à celle de la Sécurité sociale française (CMU), comme au moins 90% de l’ensemble des frontaliers.

Pour comprendre le problème, il faut remonter à l’entrée en vigueur de la libre circulation des personnes le 1er juin 2002, explique la consule honoraire de Suisse pour la région Rhône-Alpes. «A l’époque, chacun devait s’assurer dans son pays de résidence. Pour les frontaliers, c’était la Suisse, mais comme celle-ci ne fait pas partie de l’Union européenne, ils avaient le choix entre la CMU et l’assurance maladie de base (LAMal) suisse. Le 31 mai marquera la fin de la période transitoire et, cette fois, sans alternative. Si bien que ceux qui, parmi les 180’000 Suisses de France, avaient opté pour une assurance privée française (beaucoup moins chère que la LAMal) ne pourront pas y rester, même pas les retraités», explique Elisabeth Etchart. Elle précise que cela concerne la quasi-totalité des 55’000 Suisses inscrits à son consulat d’Annecy.

Bruno relève le problème des primes de la CMU, «calculées en fonction de tous les revenus de notre foyer y compris les héritages, et donc très chères, avec nos salaires ‘suisses’». D’autre part, l’offre de soins côté français laisse à désirer. «Dans notre région, il y a très peu de médecins et pas d’hôpital. Pour les cas graves, il faudrait faire des dizaines de kilomètres, alors que les hôpitaux genevois sont à 6 km à vol d’oiseau», relève-t-il.

Concrètement, la CMU ne rembourse que 70% des prestations médicales, soit 16 euros pour une consultation facturée à 23 euros. «En Suisse, la consultation coûte au moins 120 euros, sans parler des spécialistes. Pour continuer de nous y faire soigner, nous devrions prendre une assurance complémentaire privée, ce qui doublerait nos primes. C’est impossible», explique Bruno.

En partageant 90% de sa frontière avec la France, Genève tourne en quelque sorte le dos à la Suisse et forme une région en soi avec les départements français de l’Ain, de la Savoie et de la Haute Savoie. Les Genevois l’appellent la «France voisine» et les Français le «Genevois». Suisses, français, binationaux, la population est très composite, mais elle forme une communauté culturelle très ancienne.

Sur 280’000 travailleurs frontaliers, 145’000 sont français, dont au moins 69’000 dans la région genevoise, où ils forment un quart des 276’400 actifs.

L’Office genevois de la statistique estime que la barre des 100’000 sera franchie en 2020.

En croisant les sources, Genève a recensé 16’500 Suisses (et binationaux) résidant en France et travaillant à Genève en 2008. Il n’existe pas de chiffres plus récents, mais les associations de frontaliers parlent de 30’000 au moins.

La cotisation à la Sécurité sociale prélevée sur un salaire français atteint 0,75%, les autres frais étant couverts par la part patronale. Or la CMU a annoncé des cotisations de 6%, puis de 8%, sur les salaires «suisses» des frontaliers. Hubert*, membre du Groupement transfrontalier européen (GTE), l’une des organisations syndicales de la région, est convaincu que ce tarif augmentera bien au-delà par la suite. «Les primes annoncées sont injustes. L’affaire finira certainement devant la Cour européenne de justice à Strasbourg.» Double national, Hubert cherche lui aussi à partir.

Une «décision funeste»

En février, les autorités françaises ont promis de négocier des tarifs avec les médecins suisses. Pour Hubert, «c’est une vue politique car la CMU n’a pas les moyens de payer les tarifs suisses.»

Non loin de Sergy, à Divonne-les-Bains, le député-maire Etienne Blanc (UMP / droite) partage cet avis: «La décision de mettre un terme au libre choix de l’assurance maladie est funeste et, si cela se trouve, cela coûtera plus cher à la Sécurité sociale, déjà endettée de manière abyssale, que ce que lui rapportera l’augmentation du nombre de ses affiliés.»

De leur côté, les médecins genevois pourraient aussi ressentir les effets de ces changements. Le ministre cantonal de la Santé Mauro Poggia s’en est inquiété récemment dans les médias, estimant le manque à gagner des Hôpitaux universitaires genevois (HUG) à 20 ou 25 millions de francs par an. Un point litigieux supplémentaire entre Berne et Paris?

Selon l’Accord sur la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union européenne entré en vigueur en 2002, les frontaliers occupés en Suisse bénéficiaient d’un droit d’option pour leur assurance de soins: le régime suisse d’assurance maladie (LAMal), le régime français de sécurité sociale (CMU) ou une assurance privée française.

Au 1er juin, les frontaliers ayant opté pour l’assurance privée, soit au moins 90% des personnes concernées, basculeront dans le système de sécurité sociale français.

Jusqu’au 31.12.2015, le tarif applicable à la Sécurité sociale sera de 6% du revenu fiscal de référence. A partir du 1.1.2016, il passera à 8%.

Différentes organisations syndicales de frontaliers se mobilisent pour obtenir le maintien du libre choix de l’assurance maladie dans la région genevoise, mais aussi bâloise (voisine de l’Alsace) et du Jura.

(Source: Groupement transfrontalier européen (GTE)

Rentrer en Suisse

Pour compliquer les choses, Paris est bien décidé à introduire un impôt sur les successions des Français en Suisse et l’inverse. «Mes parents vivent à Genève et, un jour, je devrai peut-être payer des impôts», se désole Bruno. Au point que le couple souhaite quitter la région. «Si j’arrive à revendre ma maison, reste à trouver quelque chose à Genève, avec la crise du logement… De plus, je devrais rembourser ma caisse de pension. C’est juste impossible de retourner légalement en Suisse. J’ai l’impression que c’est plus facile pour un étranger de s’installer à Genève que pour moi, qui y suis né.»

Un collègue binational de Bruno, Christian*, a fait le pas. Lui et sa famille viennent de quitter Frangy (Haute-Savoie) pour s’installer chez les beaux-parents, côté suisse. «Aujourd’hui, je me réfugie en Suisse, c’est le mot. Je cherche un peu de sécurité, surtout en ce qui concerne les soins médicaux. C’est dur, cela me fait un peu l’effet de me renier, mais je me rends à l’évidence, la France ne fonctionne plus vraiment.»

Fondamentalement, Etienne Blanc regrette que «le centralisme jacobin de la France empêche toute autonomie dans le règlement des affaires et des problèmes posés par les particularités de la vie des régions frontalières».

A-t-il des indications que des Suisses souhaitent repartir? «Je n’ai pas de chiffres, mais nous avons des indices, notamment de la part des agents immobiliers et des notaires. Mais je ne crois pas à des départs massifs.»

De son côté pourtant, la consule honoraire Elisabeth Etchart confirme le malaise: «Depuis l’été dernier, je n’ai jamais, en seize ans, reçu autant de demandes de renseignements de gens souhaitant retourner en Suisse.» Côté genevois, les statistiques 2013 de l’Office de la population n’indiquent pas un raz-de-marée. Mais le malaise croissant s’exprime dans les blogs, les courriers des lecteurs et des articles de presse.

Hans J. Roth a été jusqu’à récemment ambassadeur suisse pour la coopération transfrontalière. Il remarque lui aussi que «les décisions étatiques, aussi celles de Bruxelles, devraient mieux tenir compte de la situation particulière des régions où les personnes des différents pays de la Communauté sont en contact direct. Elles forment un pôle de croissance intéressant. Les Nations Unies aussi doivent trouver un équilibre entre globalisation et localisation. Seule une claire identité locale créera une base solide à des actions globales convaincantes et à long terme.»

Le 12 mars, le gouvernement genevois en quête d’économies a provoqué un tollé en confirmant qu’il étudiait la possibilité de fermer l’accès aux écoles aux élèves frontaliers (suisses).

«Actuellement, il y a plus ou moins 3000 élèves scolarisés à Genève et résidant en France, répartis à égalité entre l’école obligatoire et le secondaire», a précise Anne Emery-Torracinta, conseillère d’Etat en charge de l’Instruction publique, au Matin Dimanche. L’économie réalisée chaque année se situerait entre 5 et 6 millions de francs.

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