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Un regard libre sur la Syrie d’hier et d’aujourd’hui

Damas, janvier 2015. AFP

Durant l’hiver 2008, Aude Seigne a travaillé au Musée national de Damas. De cette expérience, la Genevoise a tiré un récit, «Les neiges de Damas», émaillé de réflexions sur l’Orient et sur la Syrie d’hier et d’aujourd’hui, alors que le conflit fait rage. Détrônant les clichés occidentaux, l’écrivain se débarrasse du «politiquement correct». Rencontre avec une voyageuse infatigable.

La neige dans les villes de Syrie n’est pas habituelle, mais quand elle tombe elle peut faire des miracles. «J’écoutais les infos ce matin, c’est la première fois depuis le début de la guerre qu’il n’y a pas de morts à Damas, à cause, ou plutôt grâce à la neige», annonce Aude SeigneLien externe en arrivant au rendez-vous pris avec elle, à Genève, en ce matin d’hiver. Le lien de la romancière avec la ville de Damas «tant rêvée», comme elle dit, remonte à 2008. Elle s’y rend alors, pour y séjourner tout un hiver, à l’occasion d’une campagne de fouilles archéologiques menée par une équipe franco-suisse.

Etudiante à l’Université de Genève, au département des sciences de l’Antiquité, Aude accompagne donc son professeur et un jeune doctorant qui plus tard auront leur place dans son récit «Les neiges de Damas», paru aux Editions ZoéLien externe. Aude en est la narratrice, cachée sous le pseudonyme d’Alice. Alice au pays des merveilles historiques, oserait-on dire, tant cette Syrie plusieurs fois millénaire subjugue la romancière, appelée à travailler, aux côtés de son prof et du jeune doctorant, au Musée national de Damas.

Aude Seigne est née en 1985 à Genève. zvg

Sa tâche à elle consiste à sortir de leurs cartons des tablettes sumériennes, à les dépoussiérer et répertorier. La tâche est difficile: il faut déchiffrer les signes cunéiformes. «Le sumérien, je l’ai un peu appris sur le tas, au Musée, aidée en cela par mes connaissances de l’akkadien acquises à l’université», confie Aude Seigne.

Retrouver le passé

L’Empire akkadien. En son cœur, Mari. C’est dans cette ville de Mésopotamie, sise au bord de l’Euphrate, à l’est de la Syrie et à un jet de pierres de la frontière irakienne, que commence le livre. Nous sommes en 1770 avant J.-C., époque phare de la civilisation mésopotamienne, aujourd’hui éventrée par les barbares de l’Etat islamique qui sévissent dans la région.

Aude Seigne

Née en 1985 à Genève, elle écrit dès l’âge de 10 ans des poèmes puis de courtes nouvelles.

A 15 ans, un camp itinérant en Grèce lui révèle ce qui sera sa passion et son objet d’écriture privilégié pendant les dix années qui suivront: le voyage. Aude Seigne commence à voyager pendant l’été: Grèce, Australie, Canada, La Réunion. Le collège terminé, elle prend une année sabbatique et découvre alors l’Europe du Nord, de l’Est, et le Burkina Faso. Elle passe ensuite un bachelor puis un master en Lettres – littérature française et civilisations mésopotamiennes – tout en continuant d’écrire et de voyager: Italie, Inde, Turquie, Syrie. Tous ces voyages, ainsi que la rêverie sur le quotidien, font l’objet de carnets de notes, de poèmes et de brefs récits.

C’est à la suite d’un séjour en Syrie qu’elle décide de les raconter sous la forme de chroniques poétiques. Parues en 2011 aux Editions PauletteLien externe, ces «Chroniques de l’Occident nomade» seront récompensées par le Prix Nicolas Bouvier et sélectionnées pour le Roman des RomandsLien externe 2011. La même année, le livre est réédité aux Editions Zoé.

Depuis, elle a écrit pour plusieurs ouvrages collectifs («La vie des rives» dans le CippeLien externe à Charles-Albert Cingria des Editions Infolio) ou journaux («Le vent du nord» dans le no 2 de «La couleur des jours»Lien externe).

Mari l’antique donc. Elle est connue pour son immense palais impérial, très important chantier pour les archéologues. C’est là que se font les fouilles et c’est de là qu’arrivent les tablettes au musée damascain. Dans le récit, la distance entre Mari et Damas se mesure en siècles chargés d’histoire. Un fil lie les deux villes, celui d’une mémoire très rarement fouillée par les médias dans leur analyse d’une Syrie aujourd’hui en guerre, confrontée aux multiples cultures qui enrichissent son passé et compliquent son présent.

Le passé, c’est Oubaram qui l’incarne, un personnage fictif qui, au tout début du roman, admire le palais impérial depuis les hauteurs de Mari. Il ignore encore qu’un demi siècle plus tard ce palais sera détruit et avec lui toute une civilisation. Grandeur et décadence. Ainsi avance l’Histoire. «On assiste au même scénario aujourd’hui, lâche Aude Seigne. Ce que j’ai voulu montrer, c’est la cyclicité des tragédies. Je suis un peu comme cet Oubaram: j’ai admiré la Syrie lors de mon séjour en 2008, mais je n’ai rien vu venir, aucun signe avant-coureur de la guerre. Peut-être parce que je me sentais en sécurité dans ce pays qui fonctionnait bien, avec une cohabitation parfaite entre chrétiens et musulmans».

Détrôner les clichés

Quelques années après son retour de Damas, la romancière s’interroge. «Je suis surprise, avoue-t-elle aujourd’hui, de constater à quel point nous, Occidentaux, connotons très péjorativement la notion de dictature. Pour nous, elle est forcément synonyme de cruauté du dictateur et de souffrance du peuple, alors qu’il y a des cas où la dictature peut apporter énormément à un pays. Au Burkina Faso, par exemple, dans les années 1980, Thomas Sankara, depuis assassiné, avait développé l’alphabétisation, amélioré le système de santé et favorisé l’égalité hommes-femmes. Lors d’un voyage en Afrique, je me suis rendue compte que les jeunes Burkinabés aimaient beaucoup cet homme autrefois traîné dans la boue».

Au fil de son récit, Aude Seigne détrône les clichés. Manière de se débarrasser du «politiquement correct auquel les médias accordent trop de place», estime-t-elle. Sa pensée libre accompagne son regard qui découvre les rues de Damas et cette route la menant un jour de la capitale vers Alep. Elle observe tout la jeune Suissesse, voyageuse infatigable, dotée d’une grande sensibilité dont elle fit preuve déjà dans son premier ouvrage «Chroniques de l’Occident nomade».

Déchiffrer la réalité

«L’Occident, lâche Aude Seigne, génère beaucoup d’idées reçues sur l’Orient, comme celles qui voudraient qu’un Arabe ne peut être que musulman, que la neige ne peut pas tomber dans un pays chaud, qu’un Syrien ne peut pas avoir des yeux clairs… J’étais étonnée de voir que personne ne parle des yeux bleus de Bachar El-Assad; d’où lui viennent-ils? Il est alaouite. Et les Alaouites sont les descendants des Francs. Cela, je l’ai appris en lisant Anne-Marie Schwarzenbach (écrivain zurichoise, ndlr). Mais combien d’entre nous, ici, cherchent à déchiffrer la réalité d’une civilisation qui n’est pas la leur? Nous aimons perpétuer les stéréotypes car ceux-ci, en empêchant la nuance, rendent une culture plus accessible.»

A Mari, les fouilles archéologiques se sont arrêtées en 2011. Le livre d’Aude Seigne s’achève, lui, en 2013. Entre ces deux dates, la guerre en Syrie a fait beaucoup de mal. Et ce mal résonne dans le roman. Aude en veut «aux hommes politiques de n’avoir pas trouvé une solution au conflit». Comme elle en veut à certains médias et penseurs qui ont entretenu le manichéisme, réduisant le problème de la Syrie à cet autre  cliché: «un tyran contre de gentils rebelles».

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