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«Pour les mafias, il est commode de commettre des crimes en Suisse»

Nicola Gratteri
Nicola Gratteri vit sous protection depuis 30 ans. Tiziana Fabi/AFP

La 'ndrangheta est présente en Suisse depuis des décennies. Malgré une bonne collaboration avec l’Italie, le système judiciaire helvétique n’est pas adapté à la réalité de la criminalité présente dans le pays. Le magistrat et essayiste italien Nicola Gratteri en est convaincu.

Présent au festival littéraire Una Torre di LibriLien externe de Torre Pellice (Piémont), le procureur général de la République de Catanzaro Nicola Gratteri a rencontré swissinfo.ch pour parler des activités de la ‘ndrangheta en Suisse.

swissinfo.ch: La ‘ndrangheta en Suisse, c’est déjà de l’histoire ancienne. Quand et comment s’est-elle infiltrée dans le pays?

Nicola Gratteri: Nous avons des traces de sa présence en Suisse au moins depuis la fin des années 1980. A la suite d’une querelle à Monticella, un petit village de la province de Reggio de Calabre, une famille de la ‘ndrangheta s’est installée en Suisse, dans la région de Neuchâtel. A cette époque, nous avons déposé des commissions rogatoires internationales, nous sommes allés en Suisse, nous avons mené des enquêtes, et nous avons réussi à capturer deux fugitifs. Ce fut une grande surprise pour la police comme pour la justice suisse.

“80% de la cocaïne qui arrive en Europe est contrôlée par la ‘ndrangheta”

Par le passé, il y a eu des procès et des condamnations en Suisse. Par exemple celle de l’avocat Moretti, reconnu coupable d’avoir recyclé 75 milliards de lires d’alors. Et il y a eu de nombreuses enquêtes du côté italien…

Quand les gens de la ‘ndrangheta, de la camorra ou de cosa nostra partent à l’étranger, ils cherchent à se fondre dans le paysage. Ils ne vont pas brûler des voitures ou tirer sur des maisons. Ils vont à l’étranger pour se réfugier en tant que personnes – parce qu’ils savent qu’ils ne seront pas contrôlés, du moment qu’il n’y a pas en Europe une culture de contrôle du territoire. Ou alors, ils le font pour vendre de la cocaïne et ensuite acheter tout ce qui est à vendre.

La drogue est-elle l’activité principale des ‘ndranghetistes italiens en Suisse?

Selon les enquêtes que nous avons faites, 80% de la cocaïne qui arrive en Europe est contrôlée par la ‘ndrangheta. L’argent récolté ne retourne pas en Calabre, ni en Amérique du Sud. Les cartels colombiens, par exemple, veulent être payés en Europe, parce que c’est plus avantageux. L’Europe, et donc aussi la Suisse, deviennent un grand supermarché où l’on peut acheter tout ce qui est disponible.

L’argent de la drogue sert à acheter des armes et à investir dans l’immobilier. Le blanchiment d’argent est un des secteurs où la ‘ndrangheta est la plus active. D’après les enquêtes, ceci ne se passe pas qu’au Tessin, canton voisin de l’Italie, mais aussi dans d’autres parties du pays, comme l’a confirmé l’opération ‘Helvetia’ de 2014, dans la région de Frauenfeld, en Thurgovie.

Au cours des décennies, il y a eu des enquêtes sur le blanchiment, mais pas vraiment sophistiquées, comme on les voit dans les films. Elles ont été menées de la manière la plus simple possible, sur des personnes qui traversaient physiquement les frontières avec des millions d’euros qu’ils venaient déposer dans des banques en Suisse.

La Suisse en fait-elle assez pour lutter contre la ‘ndrangheta et les autres organisations criminelles? Vous-même avez déclaré par le passé que certains crimes, comme l’association mafieuse, sont traités de manière plus légère en Suisse qu’en Italie.

C’est un problème qui ne concerne pas seulement le système judiciaire suisse, mais toute l’Europe, étant donné que le crime d’association de type mafieux n’y existe pas. En droit suisse, le crime qui s’en approche le plus est celui d’association secrète, pour lequel les peines vont d’un à cinq ans de prison. C’est bien peu si vous pensez qu’en Italie, c’est ce que risque une personne en possession d’une arme dont le numéro de série a été limé.

Pour les mafias, il est donc commode de commettre des crimes en Suisse, comme il est commode de les commettre dans le centre et le nord de l’Europe. Les sanctions sont très faibles et le risque de faire l’objet d’une enquête n’existe que si la police italienne enquête déjà.

A cet égard, le cas de Gennaro Pulice, le tueur de la ‘ndrangheta de Lamezia Terme, est emblématique. Comme il l’a admis lui-même, il est entré au Tessin avec un permis B obtenu en soudoyant un fonctionnaire cantonal.

On pense généralement que le problème de la corruption concerne surtout les Italiens. Mais c’est un cliché, et il est dépassé. Malheureusement, ces dernières décennies, on a vu une forte baisse de la morale et de l’éthique dans la culture occidentale. Et cela n’affecte pas seulement l’Italie, mais toute l’Europe. Cela se voit plus en Italie, parce qu’il y a davantage d’enquêtes et aussi des instruments qui permettent à la police et à la justice d’aller plus en profondeur.

“En Suisse comme dans toute l’Europe, la mafia du futur sera albanaise”

En plus de 30 ans de carrière, vous avez collaboré avec la police et les magistrats de nombreux pays. Quelle sont vos relations avec vos homologues suisses?

Je dirais que les relations se sont améliorées récemment. Depuis quelques années, les autorités suisses ont commencé à prendre conscience du phénomène et du problèmes des mafias sur leur propre territoire. Mais malheureusement, comme on l’a déjà dit, les enquêteurs suisses ne sont pas aidés par un système judiciaire qui n’est pas adapté à la réalité criminelle présente dans le pays.

Existe-t-il des liens entre les mafias italiennes en Suisse, ou des rapports spécifiques entre la ‘ndrangheta et les autres associations criminelles – balkaniques ou africaines – présentes sur territoire suisse?

Disons que la ‘ndrangheta est très présente en Suisse. Mais je prévois qu’ici comme dans toute l’Europe, la mafia du futur sera albanaise. En Albanie règne une forte corruption, il y a des associations criminelles très puissantes que personne ne combat et qui, avec l’argent, peuvent aussi influencer le système judiciaire et s’imposer sur le marché de la cocaïne en Europe. Actuellement, ils sont très présents aux Pays-Bas, mais aussi en Amérique du Sud, avec la ‘ndrangheta.


Né le 22 juillet 1958 à Gerace nella Locride, en Calabre, Nicola Gratteri est depuis 2016 procureur général de la République de Catanzaro. Il est actuellement le plus grand spécialiste de la ‘ndrangheta. Entré dans la magistrature à la fin des années 1980 comme procureur adjoint au Tribunal de Reggio de Calabre, il a dirigé plusieurs enquêtes qui impliquaient de nombreuses personnes vivant en Suisse. Depuis 1989, il vit sous protection. Lauréat de nombreux prix pour son engagement civil et social, il a écrit plusieurs livres et essais sur le crime organisé, avec le journaliste Antonio Nicaso.

(Traduction de l’italien: Marc-André Miserez)

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