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Nouvel éclairage sur le «sauveur» suisse de Vichy

L'ambassadeur Walter Stucki à sa table de travail. RDB

En 1944, Walter Stucki préserva la ville de Vichy de combats sanglants après le départ du maréchal Pétain. De nouvelles études éclairent l’itinéraire du grand diplomate suisse.

Sur le site web de la ville de Vichy, un Suisse figure dans la rubrique «personnages célèbres». «Par ses interventions pressantes auprès des Forces Françaises de l’Intérieur et du Commandement allemand, Walter Stucki obtient l’évacuation de l’occupant au lendemain de la Libération, sans effusion de sang», lit-on sur la notice consacrée au Bernois, qui côtoie celles de Vichyssois fameux, tels l’écrivain-journaliste Albert Londres.

Walter Stucki, sauveur de Vichy en 1944? Dans la ville d’eau, personne ne conteste le rôle éminent du «ministre» (ambassadeur) suisse dans les derniers jours du régime du maréchal Pétain. «Il a sans doute évité un massacre», résume l’historien Alain Carteret, auteur de plusieurs ouvrages sur la ville auvergnate.

Fin de règne à Vichy

Août 1944. Ambiance de fin de règne à Vichy. Stucki est l’un des derniers diplomates occidentaux encore en poste dans la capitale de l’Etat français. Quand Pétain est «délocalisé» vers la frontière allemande par l’occupant, «Walter Stucki prend la situation en main», relate Carteret.

«Des combats sanglants risquant d’éclater entre la Résistance, la Gestapo, la Milice et les SS, Walter Stucki décide de se rendre auprès d’Henry Ingrand, le chef résistant au Mont-Dore, écrit l’historien vichyssois Thierry Wirth. Le voyage est dangereux, car les Allemands tiennent encore Clermont-Ferrand avec de nombreuses troupes.»

Stucki raconte l’épisode dans son ouvrage Les derniers jours de Vichy, paru après-guerre. Pistolet en poche, il franchit par miracle les barrages allemands. Au centre de Riom, «nous nous trouvons brusquement en présence d’un important barrage allemand. Les mitrailleuses sont aussitôt braquées sur nous. Je descends et d’un ton tranquille, paternel: ‘Allons! Allons! Leur dis-je, ne tirez pas tout de suite, au moins!’» Il faut dire qu’il en impose, le Bernois, du haut de ses presque deux mètres.

Devant la Garde républicaine

Le 26 août, rebelote. C’est cette fois une colonne allemande qui menace de traverser Vichy. Stucki va à leur encontre et convainc les Allemands de modifier leur itinéraire. La ville est libérée. Des photos de l’époque montrent Stucki en costume clair défilant devant la Garde républicaine.

Dans son ouvrage Banquiers et diplomates suisses (1938-1946), publié récemment aux éditions Antipodes, l’historien Marc Perrenoud rappelle la brillante carrière de Walter Stucki.

Né en 1888 à Berne, Stucki dirige la Division du Commerce de 1925 à 1937. Chez ce radical, fils d’enseignant, le consensus helvétique a ses limites. «Il est capable de répliquer sur un ton cassant aussi bien au président de la Reichsbank et ministre de Hitler, Hjalmar Schacht, qu’au président du Comité Allemagne de l’Association suisse des banquiers, Adolf Jöhr, directeur général du Crédit Suisse», rappelle Perrenoud.

Pétainiste ou maréchaliste?

Quand il est nommé à Paris fin 1937, cette décision «est interprétée par quelques journaux comme une manière d’éloigner de Berne la trop forte personnalité de Stucki», ajoute l’historien.

L’historien Edgar Bonjour dresse en 1970 un portrait plutôt flatteur du ministre Stucki. «À Vichy, où il ne recevait souvent pas d’instruction de Berne, il devait prendre lui-même et rapidement des décisions très importantes, qu’il mettait à exécution avec une rare habileté diplomatique.» L’auteur de l’Histoire de la neutralité suisse ajoute: «Pétain avait une confiance illimitée dans ce représentant loyal et intelligent de la Suisse et Stucki le lui rendait par sa fidélité».

Pétainiste, Walter Stucki? «Maréchaliste» plutôt, suggère Marc Perrenoud. Plein d’admiration pour la personnalité du vainqueur de Verdun. Mais pas adepte de sa «Révolution nationale». «Bien que porté à commander, Stucki avait peu de sympathie pour la démocratie autoritaire du régime Pétain et continuait de défendre ses idées libérales», note Edgar Bonjour.

Préserver les relations financières

Les recherches historiques récentes apportent de nouveaux éclairages sur cet épisode de la carrière de Walter Stucki. Dans son livre, Marc Perrenoud dissèque les liens entre banquiers et diplomates suisses dans ces années (1938-46) où les premiers ont rudement besoin des seconds. Stucki illustre, à sa façon énergique, cette union, parfois agitée, entre les représentants des deux piliers helvétiques que sont la neutralité et le secret bancaire.

Pour régler ses dettes à l’égard de la Suisse, le gouvernement de Vichy propose de vendre de l’or à la Banque nationale suisse (BNS), jusqu’à concurrence de 100 millions de francs. Henri Grandjean, directeur général du Crédit suisse et responsable du Comité France de l’Association suisse des banquiers (ASB), appuie cette initiative, contre l’avis de la BNS.

L’essentiel pour l’ASB, omniprésente dans ces tractations, est de préserver «les relations financières et industrielles entre les deux pays», malgré la guerre. En octobre 1941, une délégation de l’ASB se rend à Vichy. Walter Stucki «reçoit les vifs remerciements des grands banquiers pour son appui à leurs démarches», note Perrenoud.

Un statut particulier

Banquiers et diplomates se retrouvent aussi sur un autre terrain, plus inattendu: la philanthropie. Quand Henri Grandjean lance à Zurich en 1942 une collecte pour la ville de Lyon, Stucki préside le comité de patronage. On achètera et rénovera une maison pour les enfants nécessiteux. Un exemple parmi d’autres du «rattrapage humanitaire», dont parle l’historien Jean-Claude Favez.

À Vichy, Walter Stucki tisse des liens avec des dignitaires du régime. Il fréquente assidûment Charles Rochat, secrétaire général du Quai d’Orsay, mais aussi Jean Borotra, commissaire à l’Education nationale.

Quand vient la Libération, ses amis se rappellent à son bon souvenir. À partir de l’été 1944, Stucki «disposa d’un statut particulier qui lui conféra le pouvoir de dispenser des autorisations d’entrée spéciales (en Suisse) selon son bon vouloir», remarque l’historien Luc Van Dongen, dans son ouvrage Un purgatoire très discret.

Grâce à Stucki, Charles Rochat – condamné à mort par contumace en 1946 – trouve refuge en Suisse. Tout comme l’épouse du ministre Borotra, et d’autres anciens mandarins de Vichy.

Or Nazi. Après guerre, la Suisse est accusée par les Alliés de planquer une bonne partie de l’or nazi.

Compromis. Walter Stucki dirige la délégation suisse chargée de trouver un compromis à Washington. Après des semaines de «marchandages assez pénibles», selon le gouvernement, la Suisse s’engage à remettre aux Alliés l’or acheté ou reçu des nazis (provenant essentiellement du pillage des banques nationales hollandaise, italienne, hongroise et belge) et une partie des avoirs allemands mis à l’abri en Suisse. Elle verse 246 millions de francs de l’époque et 125 millions de plus en 1952.

Supériorité. Membre de la délégation suisse, l’universitaire et diplomate William Rappard se dira «impressionné par la supériorité manifeste de notre principal représentant sur ses interlocuteurs alliés».

Echec. «Pendant l’été 1946, le ministre Ernst Nobs et le directeur de l’Administration fédérale des finances, E. Reinhardt, impressionnés par les capacités et les prestations de Walter Stucki, tentent de le faire nommer à la présidence de la BNS. Mais des oppositions au sein de la banque centrale feront échouer cette tentative», note l’historien Marc Perrenoud.

La Havane.

Stucki dirigera encore la délégation suisse à la Conférence de La Havane (novembre 1947 – mars 1948), qui aboutit à la conclusion de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce.

Marc Perrenoud, Banquiers et diplomates suisses (1938-1946), Editions Antipodes, 2011.

Luc Van Dongen, «Un purgatoire très discret. La transition helvétique d’anciens nazis, fascistes et collaborateurs après 1945. Editions Perrin, 2008.

Edgar Bonjour, Histoire de la neutralité suisse, La Baconnière, 1970.

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