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Des secrets fiscaux de plus en plus difficiles à garder

Les risques croissants de fuite de données rendent la vie dure à tous ceux qui veulent contourner le fisc. Keystone

Publiés depuis quelques jours par une partie de la presse internationale, les «Offshore-leaks» mettent en lumière le fonctionnement des paradis fiscaux. Si les banques helvétiques ne sont pas épargnées, cette fuite de données est perçue de manière plutôt positive en Suisse.

«La chose la plus surprenante dans toute cette histoire, c’est l’émergence rapide d’un nouveau canal d’informations pour les autorités fiscales, relève Marco Bernasconi, professeur de droit fiscal à l’université de Lucerne. Jusqu’à présent, l’échange d’informations se faisait sur la base de traités bilatéraux. Les autorités fiscales devaient se soumettre à des procédures souvent laborieuses, au cas par cas, afin d’obtenir les données des fraudeurs présumés».  

«Aujourd’hui, grâce à l’informatique, des millions de données peuvent être jetées en pâture en seulement quelques secondes. Nous devons donc prendre en compte ce paramètre extrêmement puissant, déjà à l’œuvre dans de nombreux autres domaines. C’est un tournant majeur, qui rend la marge de manœuvre en matière d’évasion fiscale de plus en plus étroite».

La place financière suisse a été la première à devoir faire face à ce nouveau phénomène: plusieurs CD contenant des milliers de données bancaires ont été transmis ou vendus ces dernières années aux autorités fiscales de pays voisins, au nez et à la barbe du secret bancaire. Cette fois-ci, la fuite de données a toutefois pris une dimension mondiale sans précédent. Les documents qui sont parvenus au Consortium international des journalistes d’investigation concernent 120’000 sociétés écrans, 12’000 intermédiaires et 130’000 personnes dans 140 pays.

Marco Bernasconi, professeur de droit fiscal

Aujourd’hui, grâce à l’informatique, des millions de données peuvent être jetées en pâture en seulement quelques secondes. C’est un tournant majeur.

La pointe de l’iceberg

Les révélations publiées jusqu’ici sont accueillies favorablement par Bruno Gurtner, président jusqu’à la fin du mois de mars de Tax Justice Network (TJN), une organisation non gouvernementale internationale qui lutte depuis dix ans contre l’évasion fiscale. «Je suis très heureux que ces informations aient suscité un intérêt mondial, même s’il ne s’agit que de la partie émergée de l’iceberg. Selon nos recherches, il y aurait près de 32’000 milliards de dollars cachés dans les paradis fiscaux de la planète».

«Ces documents montrent cependant de manière concrète comment fonctionne l’évasion fiscale offshore (au-delà des frontières): elle ne concerne pas seulement quelques petites îles, puisque les fonds cachés proviennent presque toujours de places financières plus importantes, comme celles de Londres, New York, Zurich ou Singapour. Il s’agit d’un vaste réseau bien organisé, qui implique des entreprises, des riches contribuables, des places financières et des oasis fiscales du monde entier. Et ce sont les Etats et les collectivités qui en font les frais. Pratiquer l’évasion fiscale équivaut littéralement à voler les populations des pays concernés».

Bruno Gurtner espère que les révélations faites dans le cadre des Offshore-Leaks renforcent la pression et contraignent les Etats à agir. Les autorités fiscales doivent tout d’abord se mettre au travail pour faire la lumière sur les cas dénoncés et punir les responsables, estime-t-il. Ensuite, les gouvernements devront renforcer les mesures de lutte contre l’évasion fiscale et rendre plus transparentes les activités des trusts, des fondations, des sociétés écrans et de tous les autres instruments utilisés pour masquer l’argent non déclaré à l’étranger.

L’an dernier, le Consortium international des journalistes d’investigation s’est vu remettre anonymement un disque dur contenant 2,5 millions de fichiers. Durant plusieurs mois, les journalistes de 58 publications ont examiné ces montagnes de données qui illustrent un système complexe d’évasion ou d’«optimisation fiscale» au niveau international.

Les documents concernent 120’000 sociétés, 12’000 intermédiaires et 130’000 titulaires de comptes de 140 pays. Parmi les personnes impliquées figurent des dirigeants politiques, des entrepreneurs, des artistes et de riches héritiers du monde entier.

Au centre de ce réseau se trouvent deux sociétés spécialisées dans les domiciliations offshore: Commonwealth Trust Limited, des Iles Vierges britanniques, et Portcullis Trustnet, basée à Singapour et qui opère dans les Iles Caïmans, Cook et Samoa.

Les fonds, qui proviennent également de Suisse, sont «nettoyés» fiscalement au-travers de la création de milliers de trusts et de sociétés fictives. Plusieurs banques helvétiques, dont UBS et Credit Suisse, seraient également impliquées dans ce système.

La Suisse se sent moins seule

La Suisse, qui a été durant des années la cible de plusieurs pays européens et des Etats-Unis, n’est pas non plus épargnée par le scandale des Offshore-Leaks. Dans les documents dévoilés, figurent les noms de 300 riches contribuables, 70 sociétés, 20 banques et de dizaines d’avocats et de fiduciaires suisses. Ce n’est pas vraiment surprenant, puisque les deux grandes banques suisses, UBS et Credit Suisse, détiennent les plus importants fonds patrimoniaux offshore de la planète.

La ministre suisse des Finances, Eveline Widmer-Schlumpf, s’est cependant dite «contente que l’on discute maintenant aussi des autres places financières». Cette affaire démontre, selon la ministre, l’importance de la stratégie pour une place financière propre présentée par le gouvernement et la nécessité de poursuivre le processus d’adaptation aux standards internationaux imposés par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

De plus en plus confrontées à des pressions, des sanctions et des changements de procédures, certaines banques suisses se sont déjà engagées de leur propre chef dans cette voie. Il y a quelques jours, Credit Suisse et Julius Bär ont ainsi annoncé qu’elles n’accepteraient désormais l’argent des contribuables allemands que si ces derniers pouvaient prouver que leurs avoirs avaient été déclarés préalablement au fisc.

Bruno Gurtner, de l’ONG Tax Justice Network

Il ne s’agit que de la partie émergée de l’iceberg. Selon nos recherches, il y aurait près de 32’000 milliards de dollars cachés dans les paradis fiscaux de la planète.

Obligation de vertu

«Même les banques suisses sont de plus contraintes à cette obligation de vertu, estime Marco Bernasconi. Et pas uniquement en raison des pressions internationales, mais également à cause des risques croissants de fuite de données. Il y a quelques années encore, il était possible de placer avec une certaine sécurité des fonds dans une structure offshore. A l’heure actuelle, les secrets sont beaucoup plus difficiles à garder. Ce modèle appartient au passé car il devient de plus en plus difficile de pécher».

Si elle parvient à se libérer de ce modèle dépassé et à se donner une nouvelle image à l’international, alors la place financière suisse en sortira gagnante, estiment de nombreux observateurs. «Ce sont surtout les grandes banques qui en profiteront, prédit l’avocat genevois Douglas Hornung. Les petites banques privées en feront au contraire les frais, puisqu’elles travaillent avant tout avec des fonds de clients européens non déclarés au fisc».

Selon Douglas Hornung, les temps s’annoncent également difficiles pour des milliers d’intermédiaires – cabinets d’avocats, sociétés financières et fiduciaires – qui opèrent en Suisse dans le secteur de l’«optimisation fiscale». Pour s’adapter aux nouveaux standards de l’OCDE, le gouvernement suisse sera obligé d’introduire d’ici la fin de l’année des règles qui permettront de créer un lien direct entre l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent.

«A l’avenir, tout intermédiaire qui permettra ou participera à la création de structures destinées à l’évasion fiscale sera poursuivi pour délit de blanchiment d’argent s’il ne dénonce pas le client ou refuse de transmettre une information à l’autorité de surveillance. J’y vois donc une menace constante pour ceux qui travaillent dans ce domaine. En tant qu’avocat, mieux vaudra s’occuper de divorces».  

Le Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, a annoncé mercredi que son pays adoptera l’échange automatique d’information à partir du 1er janvier 2015.

L’Autriche semble également de plus en plus disposée à aller dans cette direction. La Suisse se retrouve ainsi encore plus isolée au niveau européen dans sa tentative de défendre le secret bancaire.

La Confédération a toutefois assoupli considérablement le pilier historique de la place financière ces dernières années. Elle a par exemple aboli la distinction entre fraude et évasion fiscale. Jusqu’à présent, elle ne fournissait une assistance administrative aux autres pays qu’en cas de fraude.

Le gouvernement suisse a par ailleurs décidé de mettre en place cette année une nouvelle stratégie pour une place financière propre qui soit conforme aux standards internationaux.

(Traduction de l’italien: Samuel Jaberg)

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