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Contre la «fétichisation du PIB»

Keystone

Le Suisse Mathis Wackernagel, fondateur aux Etats-Unis du 'Global Footprint Network', dénonce la focalisation des grands argentiers sur le PIB et la vision réductrice que cette véritable «fétichisation» du taux de croissance imprime aux plans de relance adoptés jusqu'à présent.

Alors que les ministres des finances et de l’économie d’une centaine de pays ont débattu le week-end dernier de la crise économique mondiale au cours de la réunion semi-annuelle du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque Mondiale (BM) à Washington, Mathis Wackernagel s’en prend au culte du Produit Intérieur Brut (PIB).

Pour cet homme qui a co-inventé la notion d’empreinte écologique (une approche qui vise à traduire de manière facilement compréhensible l’impact d’activités humaines sur les écosystèmes et la planète), les plans de relance oublient de tirer parti de la crise pour réorganiser le système économique et y intégrer la dimension environnementale.

swissinfo: Le FMI et la Banque Mondiale continuent de ne jurer que par le taux de croissance pour nous sortir de la crise économique mondiale. La croissance, exprimée par le Produit Intérieur Brut (PIB) continue aussi d’être l’aune à laquelle les gouvernements mesurent la reprise. Mais le PIB n’est-il pas un instrument dépassé?

Mathis Wackernagel: Le PIB est un bel outil comptable pour faciliter les prises de décision politiques. Le problème, c’est quand les gens pensent que le PIB est un objectif en lui-même.

Le PIB est un instrument qui a été mis en service après la Deuxième Guerre mondiale, à un moment où les ressources naturelles n’étaient pas encore sous pression. Mais aujourd’hui, le grand défi réside précisément dans les pressions qui pèsent sur les ressources naturelles: la raréfaction de l’eau potable ou des produits alimentaires, la perte de biodiversité ou l’érosion des sols. Tous ces phénomènes sont liés au métabolisme de l’humanité, à cette soif de ressources.

Les pays de la planète doivent donc comprendre qu’ils sont des débiteurs écologiques. Même la Suisse, qui fut pourtant le premier pays à intégrer l’empreinte écologique dans ses calculs statistiques, utilise trois fois plus de ressources écologiques qu’elle n’en a. Au niveau mondial, nous consommons les ressources naturelles à un rythme supérieur de 30% à la vitesse de régénération.

swissinfo: Ni le FMI, ni la Banque Mondiale n’ont vu venir la crise actuelle, tout comme ils n’avaient pas prédit la crise asiatique de 1997. Ces institutions sont-elles encore pertinentes?

M.W.: Je dois admettre que moi non plus, je n’ai pas pu prédire la crise actuelle. Mais si vous étiez conscient des pressions de la consommation sur nos ressources, vous aviez, je crois, le sentiment diffus de ce qui allait venir. Le problème est que l’état d’esprit économique qui domine au FMI et à la Banque Mondiale sous-estime, voire ignore, les contraintes écologiques. Leur approche est un peu naïve.

swissinfo: Naïve ou incompétente?

M.W.: Ou dangereuse? Je ne sais pas. Le FMI et la Banque Mondiale continuent d’être dominés par les économistes. Les gouvernements aussi choisissent leurs conseillers parmi les économistes. Or, n’avoir que des économistes qui ne sont pas au fait des contraintes écologiques, cela mène à bâtir un château de cartes, une illusion, une vision fétichiste du PIB à laquelle les hommes politiques adhèrent aussi.

swissinfo: Mais depuis des années, le FMI et la Banque Mondiale assurent que leurs politiques de développement économique comprennent un solide volet environnemental. Etes-vous d’accord?

M.W.: C’est vrai que les problèmes de l’environnement trouvent une place dans leurs politiques de développement. Mais c’est une place mineure. Le prisme par lequel le FMI et la Banque Mondiale jugent de la situation de tel ou tel pays reste le prisme du PIB.

swissinfo: La Suisse a été le premier pays à travailler avec votre organisation et à inclure l’empreinte écologique dans son prisme économique. D’autres l’ont rejoint depuis, mais pas les Etats-Unis, où votre organisation a pourtant son siège.

M.W.: C’est l’une des raisons pour lesquelles je me trouve ces jours-ci à Washington, où je participe à cinq ou six réunions par jour avec des centres de réflexion, avec l’agence américaine de protection de l’environnement (EPA), avec celle du développement (USAID), avec le Département d’Etat.

Il s’agit de lancer un processus de dialogue à un moment où, avec l’Administration Obama, le gouvernement américain manifeste plus d’ouverture sur les dossiers de l’environnement.

swissinfo: C’est seulement ce mois-ci que l’EPA a reconnu officiellement qu’il existe un lien entre les rejets de gaz à effet de serre, les activités humaines et le réchauffement de la planète. Cela vient très tard, après des années qui ont vu George Bush faire valoir que la réduction de la pollution n’est pas compatible avec le développement économique.

M.W.: Et pourtant, la plus grande part de la recherche scientifique sur les changements climatiques émane des Etats-Unis. Mais c’est vrai, le gouvernement lui-même ne voulait pas s’engager dans ce dossier. Cependant, des initiatives ont été prises depuis longtemps au niveau local à travers les Etats-Unis, en particulier en Californie.

swissinfo: Y-a-t-il, dans les plans de relance économique adoptés aux Etats-Unis et ailleurs, une approche suffisamment intégrée des problèmes économiques et écologiques?

M.W.: On l’a vu déjà au sommet du G-20, même s’il y a une reconnaissance du fait qu’il faut aller au-delà d’une approche uniquement fondée sur le PIB, toute l’attention, dès qu’une crise éclate, se porte sur la baisse du PIB, et tous les plans de relance se focalisent sur la stimulation de la demande.

C’est exactement le contraire de ce que nous devons faire. Nous devons plutôt utiliser les plans de relance pour réorganiser nos économies pour qu’elles soient moins dépendantes envers le pétrole, la consommation d’énergie et de ressources naturelles.

Au contraire, l’approche qui prévaut pour le moment est absolument absurde, puisqu’elle aboutit à maintenir le système même qui est responsable de la crise.

swissinfo, Marie-Christine Bonzom, Washington, swissinfo.ch

Né à Bâle le 10 novembre 1962, il est diplômé de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich et de l’Université de Colombie britannique à Vancouver

Il est l’inventeur, avec son professeur canadien William Rees, de la notion d’empreinte écologique.

En 2003, il fonde le ‘Global Footprint Network’, un centre de recherche dont le siège est à Oakland en Californie et dont il est le directeur général.

Mathis Wackernagel enseigne à l’Université du Wisconsin à Madison.

Méthode de calcul. L’empreinte écologique est une méthode de calcul qui permet d’évaluer les pressions des activités humaines sur les ressources naturelles.

Prix. Salué en 2005 et 2006 par des prix versés par la Société Américaine pour des Economies Ecologiques et par le Fonds Mondial pour la Nature, le ‘Global Footprint Network’ se propose, d’ici 2010, de convaincre 10 pays d’intégrer la dimension environnementale à leurs statistiques et décisions économiques.

Suisse. En 2006, la Suisse fut le premier pays à adopter l’empreinte écologique dans sa démarche économique aux côtés d’instruments plus traditionnels tels que le PIB. D’autres pays ont suivi depuis, notamment le Japon la France et les Emirats Arabes Unis.

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