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Les fraudeurs français à la recherche d’un plan B

Keystone

Les menaces du ministre Eric Woerth suscitent des remous chez les fraudeurs «moyens»: ces contribuables qui disposent, souvent depuis des décennies, d'un magot en Suisse. Une minorité est tentée par la Cellule de régularisation. D'autres misent sur la fuite. Ou l'exil.

Avis de tempête dans les bureaux d’avocats fiscalistes parisiens. Dimanche dernier, Eric Woerth, ministre français du Budget, affirmait détenir une liste de quelque 3000 contribuables disposant d’un compte bancaire en Suisse.

Résultat, presque immédiat: «On sent le même remous qu’au printemps dernier, lorsque le gouvernement avait mis en place une cellule de régularisation fiscale et paraphé un nouvel accord de double imposition avec la Suisse, note Jean-Yves Mercier, avocat chez CMS Bureau Francis Lefebvre. De nombreux clients appellent.»

Même constat, légèrement nuancé, du côté de Dominique Derveaux, avocat fiscaliste à Paris.

«Le discours d’Eric Woerth est assez efficace auprès des contribuables qui hésitaient depuis quelque temps à régulariser leur patrimoine caché.» Pour les autres, les menaces du ministre pourraient avoir un effet inverse: les convaincre de mieux planquer leur argent. Ou de s’expatrier définitivement.

Pas du bluff

En France, avocats, observateurs et experts ès paradis fiscaux sont d’accord sur une chose: M. Woerth ne bluffe pas. S’il dit disposer de 3000 noms, c’est qu’il les a. Il n’est pas du genre à jouer au poker, cet ancien auditeur chez Arthur Andersen, ex-trésorier du parti gaulliste RPR, figure pas franchement fêtarde du chiraquisme, puis du sarkozysme.

En termes de recettes fiscales, ces 3000 noms, qui cacheraient quelque 3 milliards d’euros en Suisse, ne représentent pas grand-chose: à peine 100 millions d’euros. Pas de quoi renflouer les caisses de l’Etat.

Alors pourquoi brandir cette liste? Il s’agirait plutôt d’un «coup de com’», remarque Christian Chavagneux, co-auteur des Paradis fiscaux (éditions La Découverte). «L’objectif d’Eric Woerth est de faire sortir du bois le plus de fraudeurs possibles, éventuellement de plus gros poissons.»

Monsieur Tout-le-monde

Au fait, combien sont-ils, ces Français qui ont placé une partie de leur bas de laine outre-Jura? Le chiffre de 500’000 court depuis quelque temps. «En tout cas une bonne centaine de milliers», évalue l’avocat Jean-Yves Mercier.

«En 2004, l’Allemagne a estimé entre 300 et 400 milliards d’euros l’argent soustrait au fisc, rappelle Vincent Drezet, porte-parole du Syndicat national unifié des impôts. En France, ce montant pourrait se situer entre 200 et 250 milliards.» Une portion – 50 milliards? Davantage? – dormirait en Suisse.

On connaît l’image d’Epinal: un multi-millionnaire qui file en DS, des valises de billets plein le coffre, planquer son magot dans la Confédération pour fuir le «socialo-communisme». Elle est un brin démodée.

«Contrairement aux fantasmes, c’est un peu Monsieur Tout-le-monde qui cache son argent dans les banques suisses depuis un demi-siècle, estime Eric Vernier, spécialiste des paradis fiscaux et auteur de Techniques de blanchiment (éditions Dunod). Des professions libérales, des dirigeants de PME, etc…»

«Dans les années 1950-80, le contrôle fiscal était moins rigoureux qu’aujourd’hui, ajoute Jean-Yves Mercier. Les patrons avaient tendance à placer une partie de leurs recettes en Suisse. Aujourd’hui, leurs héritiers disposent de ces comptes, sans trop savoir qu’en faire.» Des détenteurs «passifs» en quelque sorte, qui se reconnaissent assez bien dans la liste des 3000 d’Eric Woerth. Et qui hésitent aujourd’hui à déclarer cet argent.

Dans les années 1990, l’évasion fiscale s’est étendu à d’autres profils, très divers. «C’est l’âge de la ‘démocratisation’ de la fraude», relève Christian Chavagneux. L’époque où Edouard Chambost publie presque chaque année son Guide des paradis fiscaux, qu’il traduit en neuf langues. Sans susciter beaucoup de critiques.

En route pour le Delaware

Certains fraudeurs sont tentés par la Cellule de régularisation, mise en place en avril par le ministère du Budget. Ils ne seraient que quelques dizaines. Trop peu, au goût de Bercy. «C’est vrai que peu de dossiers sont bouclés, mais il faut dire que la procédure est très longue, note l’avocat Dominique Derveaux. 10% seulement des dossiers que je traite sont finalisés. Les autres pourraient l’être avant la fin de l’année.»

Coût fiscal de cette régularisation, qui n’équivaut pas à une amnistie ? «Entre 12% et…70% du montant total. Les successions, si elles se sont produites récemment, pèsent lourd dans la facture», précise Me Derveaux. Lequel note qu’au-delà de 35%, les clients préfèreront la fuite, voire l’exil.

Et les gros poissons? Se sentent-ils aujourd’hui menacés par les gesticulations d’Eric Woerth? Les avis divergent. «Certains disent que seuls les petits payeront, note Christian Chavagneux Je n’en suis pas sûr. Aujourd’hui, il n’est plus si simple de trouver un vrai paradis fiscal. Même Singapour se plie gentiment aux injonctions de l’OCDE. Reste Panama et quelques autres, mais avec le risque de se mêler aux barons de la drogue.»

Eric Vernier est moins optimiste. «Pour l’heure, l’argent le plus sale n’est pas touché, les grandes fortunes sauront toujours planquer leur argent.» Sur sa page d’accueil, le site paradisfiscaux.com vante les avantages du Royaume-Uni, de l’Ile Maurice, et surtout l’Etat du Delaware, aux Etats-Unis: «Toujours leader».

swissinfo.ch, Mathieu van Berchem, Paris

Annonce. Le week-end dernier, le ministre français du Budget Eric Woerth a annoncé être en possession d’une liste de 3000 résidents fiscaux français détenant des comptes non déclarés en Suisse.

Informateurs. Leurs noms ont été obtenus auprès d’informateurs non rémunérés et de deux banques installées en France ayant livré des noms dans le cadre d’un contrôle fiscal, a précisé Eric Woerth.

Stratégie. Seules trois banques installées en Suisse seraient concernées par cette liste, alors que le pays en compte 327. Le gouvernement français a intérêt à préserver le mystère à ce sujet pour inciter les contribuables qui seraient dans le doute quant à leur présence sur cette liste à se signaler au fisc. Ils ont jusqu’au 31 décembre pour régulariser leur situation.

Convention. Côté suisse, le Département fédéral des finances (DFF) a souligné que la transmission de ces données n’était pas liée à la convention de double imposition signée fin août car celle-ci n’est pas encore entrée en vigueur.

Le président de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, Didier Migaud, affirme avoir pu consulter la liste de 3000 contribuables français soupçonnés d’évasion fiscale en Suisse.

«Elle existe effectivement, il y a des noms, des mouvements de comptes, il y a des choses qui m’apparaissent très réelles», a-t-il expliqué sur la chaîne RTL.

«Ce que j’ai vu me paraît sérieux et correspond à des situations bien identifiées et ayant des informations sur des mouvements qui sont récents sur des comptes effectivement existant en Suisse», a précisé le député socialiste.

Quant aux personnes présentes sur cette liste, Didier Migaud concède simplement que «sur 3000 noms, il y a obligatoirement des noms qui peuvent attirer le regard

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