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Les Ouïgours de Guantanamo s’éloignent de la Suisse

Près de 200 détenus sont toujours retenus à Guantanamo. Keystone

Menaces chinoises et réticences parlementaires suisses: les nuages s’accumulent pour les deux frères ouïgours abusivement détenus à Guantanamo et que le canton du Jura se propose d’accueillir.

«On ne peut pas se brouiller avec toute la planète.» C’est en ces termes qu’Yvan Perrin, membre UDC (droite conservatrice) de la commission de politique de sécurité du Conseil national (Chambre du peuple) justifie – sur les ondes de la Radio Suisse Romande – la recommandation de la commission de renoncer à accueillir deux anciens détenus ouïghours de la prison américaine de Guantanamo, comme se propose de le faire le canton du Jura.

La Suisse connait en effet une exceptionnelle série de tensions internationales depuis l’année dernière (crise avec la Libye, différent fiscal avec les Etats-Unis et l’Union européenne, affront au monde musulman suite au vote sur les minarets). Yvan Perrin a dès lors tenu à souligner, toujours sur les ondes de la RSR: «Si en plus, on se met la Chine à dos, il n’y aura plus guère qu’avec les iles du Pacifique que l’on va pouvoir s’entendre.»

Le «oui, mais» du Jura

Le canton du Jura, lui, maintient son offre, tout en se ménageant une porte de sortie. «Si la Confédération dit qu’ils peuvent être accueillis en Suisse, le Jura ne remettra pas en cause sa décision de principe», a déclaré début janvier le président du gouvernement jurassien Charles Juillard au quotidien 24heures en précisant attendre des informations supplémentaires de sa rencontre prévue d’ici la fin du mois avec la ministre de la Justice Eveline Widmer-Schlumpf, en première ligne dans ce dossier.

Quoi qu’il en soit, la décision finale incombe au Gouvernement fédéral. En attendant, les partisans de l’accueil des deux Ouïgours font valoir leurs arguments. Le groupe parlementaire pour les droits humains vient ainsi de publier une lettre ouverte à Eveline Widmer-Schlumpf, lui demandant de ne pas céder à la pression.

«Une campagne de dénigrement vis-à-vis de ces deux personnes a été lancée par les autorités chinoises qui ont affirmé que ces deux frères étaient de dangereux terroristes et allant même jusqu’à déclarer qu’ils figuraient sur la liste des personnes suspectées de terrorisme établie par les Nations Unies. Ces informations sont fausses, comme nous l’a confirmé leur avocate américaine», écrit le groupe de parlementaires, dont fait partie entre autres le sénateur tessinois Dick Marty, célèbre pour ses enquêtes menées dans le cadre du Conseil de l’Europe sur les prisons secrètes de la CIA.

Menace voilée de la Chine

De fait, l’ambassade de Chine à Berne s’est fendue d’une lettre envoyée avant Noël à Eveline Widmer-Schlumpf où elle demande à la Suisse de ne pas accueillir les deux frères ouïgours. Et ce en avertissant qu’une décision contraire pourrait mettre à mal les relations sino-suisses.

A l’appui de son avertissement, le gouvernement chinois accuse les deux Ouïgours d’appartenir au Mouvement islamiste du Turkménistan oriental (ETIM). Ce que conteste l’ONG Amnesty International: «Les deux Ouïgours n’ont aucun lien avéré avec une quelconque organisation terroriste, mais ont été arrêtés de manière totalement arbitraire. La Chine n’a à ce jour fourni aucune preuve crédible démontrant que l’ETIM ait exercé des activités terroristes. Il existe d’ailleurs des gens qui doutent de l’existence même de cette organisation.»

Une information que confirme en partie le ministère de la Justice. «Un groupe de travail interdépartemental a mené une enquête minutieuse, que ce soit sur le plan sécuritaire ou en matière d’intégration en Suisse. Ces deux personnes ne figurent pas sur les listes de terroristes dressées par l’ONU», précise Guido Balmer, porte-parole du ministère. En d’autres termes, le dossier est avant tout politique, aussi bien en Suisse qu’en Chine.

Sans se prononcer sur ce dossier qu’elle ne connait pas, Laure Zhang, chercheur à Paris, rappelle le contexte dans lequel il s’inscrit.

Une puissance économique fragile

«Depuis la campagne de protestation menée dans les pays occidentaux à l’occasion des Jeux olympiques de 2008, le gouvernement chinois n’est plus seul à rejeter les critiques occidentales sur les droits de l’homme. Au nom d’un nationalisme sourcilleux, une partie au moins de la population exprime son hostilité à l’égard de ces critiques», relève l’universitaire.

«Comme l’ont montré les nombreuses réactions chinoises à la récente exécution d’un Britannique pour trafic de drogue, la population chinoise est favorable à l’affirmation de la souveraineté chinoise», souligne Laure Zhang.

Une souveraineté qui rend particulièrement sensible tout ce qui touche aux minorités ethniques, comme les Ouïgours ou les Tibétains. «Le conflit entre la majorité Han et la minorité musulmane ouïgoure est toujours très aigu et ancien. Il n’y a d’ailleurs quasiment pas de mariages mixtes entre les deux ethnies», assure la chercheuse, avant de rappeler que le pouvoir chinois a très peur des velléités sécessionnistes de cette province occidentale de la Chine.

De fait et en dépit de sa puissance économique – la Chine pourrait devenir la deuxième économie du monde cette année encore – Pékin est fragilisé par une lutte de pouvoir à son sommet. Le pouvoir central doit en effet renouveler son équipe dirigeante sur fond de malaise social croissant et de scandales de corruption à répétition.

Frédéric Burnand, Genève, swissinfo.ch

Le lundi 11 janvier 2010 marque le huitième anniversaire de l’ouverture, par les Etats-Unis, d’un camp de détenus dans la base de Guantánamo sur l’île de Cuba.

Malgré la promesse du président américain Barack Obama de fermer le camp d’ici à janvier 2010, près de 200 détenus sont toujours retenus derrière ses grilles.

40 détenus ont été transférés à l’étranger depuis l’entrée en fonction d’Obama. La France, le Portugal, la Belgique et la Hongrie en ont déjà accueilli un certain nombre.

D’autres États se sont déjà déclarés prêts à faire un geste dont l’Espagne, l’Irlande, la Lituanie et la Suisse.

En Suisse, Le Conseil fédéral (Gouvernement) a annoncé en décembre que le canton de Genève s’était offert pour accueillir un détenu ouzbek.

22 Ouïgours, capturés en Afghanistan, se trouvaient à Guantanamo. Ils ont tous été innocentés et peuvent être libérés. Cinq ont été accueillis par l’Albanie en 2006, quatre par les Bermudes en juin et six par l’archipel de Palau, dans l’océan Pacifique, en octobre

Source: Amnesty International

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