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Un pari de plusieurs milliards dans les urnes suisses

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Le sort de la nouvelle Loi sur les jeux d'argent ne dépendra pas du hasard, mais de la volonté du peuple, appelé à voter le 10 juin prochain. Keystone

Le conflit est féroce et ne suit pas les clivages traditionnels. Le sort de la nouvelle Loi suisse sur les jeux d’argent sera scellé dans les urnes le 10 juin. Pour ses partisans, elle favorise le bien commun et protège les joueurs des dangers. Pour les opposants, elle censure Internet et préserve les monopoles des casinos indigènes. Et les sommes en jeu sont énormes.

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En Suisse, les casinos sont de la compétence de la Confédération. Il y en a 21, au bénéfice de deux types de concession. Dans les casinos B, on peut miser moins haut que dans les casinos A, ou grands casinos. Les loteries, les paris sportifs et les jeux d’adresse sont de la compétence des cantons, lesquels décident aussi de la destination des bénéfices des deux sociétés qui ont le monopole des grandes loteries: Swisslos dans les cantons alémaniques et au Tessin et la Loterie Romande dans les cantons francophones. swissinfo.ch

Roulette, black jack, poker: voici quelques exemples de jeux que les casinos helvétiques pourraient proposer en ligne si la Loi fédérale sur les jeux d’argent (LJArLien externe), adoptée en septembre dernier par le ParlementLien externe, entrait en vigueur. Comme c’est déjà le cas pour les tables de jeu réelles, il serait nécessaire d’obtenir une autorisation, accordée à des conditions précises. Par contre, l’accès à toutes les offres de jeux de hasard sur le web sans concession fédérale serait bloqué.

En outre, avec la LJAr, les sociétés autorisées à organiser des grandes loteries et des paris sportifs pourraient proposer de nouvelles formes de ces derniers. Par exemple, les paris avec bookmakers et les paris en temps réel, c’est-à-dire pendant que la compétition est en cours.

Autre nouveauté: les gains de loterie et de paris sportifs seraient exonérés d’impôt jusqu’à un million de francs, alors qu’ils ne le sont aujourd’hui que jusqu’à mille francs. En outre, il serait aussi possible d’obtenir des autorisations pour les petits tournois de poker organisés hors des maisons de jeu.

Les bénéfices pour l’utilité publique

L’idée derrière cette législation est de maintenir un marché des jeux d’argent réglementé et contrôlé par l’Etat, tout en lui permettant de mettre son offre au goût du jour. En application de l’article 106Lien externe de la Constitution fédérale, approuvé par le peuple et les cantons en 2012, la LJAr garantit que le produit des jeux d’argent soit affecté aux assurances vieillesse et survivants et invalidité (AVS/AI) et à des organismes d’utilité publique, culturels, sociaux et sportifs.

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Les casinos payent une taxe de 40 à 80% sur le produit brut des jeux., qui correspond à la somme encaissée moins les gains payés. La taxe sur les casinos A (grands casinos) est entièrement versée à l’AVS/AI. Celle sur les casinos B est destinée à 60% à l’AVS et à 40% au canton de domicile du casino. En 2016, les 21 maisons de jeu du pays ont versé en tout 323,3 millions de francs, soit en gros 276 millions à l’AVS/AI et 47 millions aux cantons. En plus, les casinos paient l’impôt sur le bénéfice, comme toutes les entreprises. Keystone
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Swisslos et la Loterie Romande, les deux sociétés autorisées à organiser des loteries et des paris sportifs au niveau intercantonal, doivent affecter leur bénéfice net à des organismes caritatifs et d’utilité publique, avant tout dans les domaines de la culture, des œuvres sociales, du sport et de l’environnement. En 2016, les bénéfices nets de Swisslos et de la Loterie Romande ont totalisé presque 630 millions de francs. Les deux sociétés sont également tenues de verser chaque année aux cantons une taxe pour la lutte contre la dépendance au jeu, qui a atteint 4,5 millions en 2016. Keystone

Le Parlement a adopté la LJAr à une nette majorité. Le camp des opposant n’a réuni que les Verts libéraux, la majorité des groupes UDC (droite conservatrice) et des Verts, et une petite minorité des libéraux-radicaux (PLR).

Révolte de la jeunesse

Mais par une ironie du sort, la loi que le gouvernementLien externe et le Parlement présentent comme «une adaptation à l’ère numérique» est justement combattue par ceux que l’on nomme «digital natives». Ce sont en fait les sections de jeunes de quatre partis représentés au Parlement fédéral – UDC, PLR, Verts libéraux et Verts – qui ont lancé le référendum. Et ils ont gagné leur premier pari: réunir les 50’000 signatures nécessaires pour que la LJAr soit soumise au vote populaire.

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Et ce n’est pas tout: il apparaît désormais quasiment certain que les sections jeunesse de tout le spectre politique feront front commun contre la LJAr. Les jeunes socialistes et ceux du parti bourgeois démocratique ont en effet déjà rejoint le camp du non.

Les jeunes PLR ont quant à eux réussi un coup de maître en vue de la campagne de votation: l’assemblée des délégués du parti a décidé d’adhérer à leur cause et de combattre la Loi, désavouant ainsi le groupe PLR au Parlement, qui avait voté à une large majorité en sa faveur.

Contre la «censure» et le protectionnisme

Bien qu’il ne soit pas l’unique disposition de la Loi que contestent ses adversaires de tous bords, c’est indiscutablement le blocage des plateformes étrangères offrant des jeux de hasard qui fait l’unanimité contre lui parmi les opposants. Ceux-ci dénoncent une «censure de l’Etat contre Internet» et un «isolement numérique».

Pour ceux qui combattent la LJAr, ce blocage violerait la liberté économique et la liberté d’information. Il créerait un «dangereux précédent». «Si on commence avec le poker, où finira-t-on?», demandent-ils. Selon eux, si l’on interdit aujourd’hui l’accès aux sites de jeux d’argent pour protéger les intérêts des casinos suisses, on pourrait demain faire de même dans d’autres secteurs du marché.

Une pratique répandue

Les jeux d’argent ne sont pas un bien de consommation quelconque, en vente libre. Aujourd’hui déjà, ils sont soumis à autorisation, a répliqué la ministre de Justice et Police Simonetta Sommaruga en lançant la campagne en faveur de la LJAr.

De plus, le blocage ne serait pas une particularité helvétique. Il est déjà en vigueur dans de nombreux pays. Rien qu’en Europe, 17 pays l’appliquent, dont deux – l’Italie et la France – sont voisins de la Suisse, a souligné la ministre.

Les opérateurs de jeux en ligne qui n’ont pas de concession de la Confédération ne versent rien à l’AVS/AI ni aux organismes d’utilité publique, a relevé Simonetta Sommaruga. En outre, ils n’ont pas besoin d’adopter des mesures pour prévenir les risques inhérents aux jeux de hasard, comme la dépendance, la fraude et le blanchiment d’argent.

Protection insuffisante des joueurs

La LJAr, par contre, renforcerait les mesures contre le jeu pathologique. L’obligation de les adopter, qui s’applique déjà aux casinos, serait ainsi étendue aux cantons et à leurs sociétés qui organisent des loteries. La nouvelle législation prévoit en outre qu’il y ait au moins un spécialiste de la prévention des dépendances parmi les dirigeants de l’autorité de surveillance.

Mais dans ce domaine aussi, les opposants à la nouvelle Loi jugent que ses dispositions sont insuffisantes et qu’il faudrait instituer une commission nationale d’experts. En outre, les cantons devraient prélever une taxe spécifique pour financer les coûts des abus de jeux d’argent.

Ils attaquent donc également l’exonération fiscale des gains de loterie jusqu’à un million de francs.

Les lobbys compliquent le jeu

Mais la bataille entre partisans et opposants à la LJAr ne se joue pas seulement sur des arguments strictement liés à la lettre de la Loi. Ceux qui la défendent reprochent à leurs adversaires d’être à la solde des sociétés étrangères de jeux d’argent en ligne. Le comitéLien externe référendaire a en effet reçu le soutien financier de deux de ces sociétés internationales. C’est justement pour ça que les jeunes Verts ont constitué un comité séparé, afin de rester indépendants.

Et à leur tour, les adversaires de la LJAr accusent ses partisans d’être manipulés par les maisons de jeu et par les sociétés intercantonales qui organisent les loteries et les paris sportifs, desquelles ils reçoivent des financements pour leur campagne en vue de la votation.

La pression est forte, et le camp du oui – dont font partie le gouvernement, la majorité du Parlement fédéral et les gouvernements cantonaux – dispose d’un soutien étendu et hétérogène. Il a en particulier pour alliés les organisations sportives, culturelles et sociales. Il a aussi le soutien d’un important comitéLien externe interpartis composé de politiciens fédéraux et cantonaux des partis de droite et du centre.

La lutte s’annonce donc serrée et les jeux sont loin d’être faits.

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(Traduction de l’italien: Marc-André Miserez)

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