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De l’art de contourner le Traité sur le commerce des armes

En vendant ses armes à Riyad, la Suisse ne pouvait pas ignorer qu’elles serviraient également aux raids menés contre les rebelles houthistes, au Yémen, selon une coalition d'ONG. AFP

Disposer d’un traité sur le commerce des armes, c’est bien. Encore faut-il qu’il soit respecté. Pour Amnesty International, trop d’Etats signataires continuent d’ignorer des règles qui ont été pensées pour «sauver des millions de vies». L’organisation l’a rappelé, en marge de la 2e Conférence des Etats parties au Traité international sur le commerce des armes (TCA), qui s’achève aujourd’hui à Genève.

Entré en vigueur fin 2014, ce traitéLien externe a été signé par 130 Etats, dont les Etats-Unis, le plus gros exportateur d’armes de guerre (55 milliards de dollars entre 2010 et 2015). En outre, 85 pays l’ont ratifié, dont tous les membres de l’Union européenne et la Suisse. La Russie ou la Chine, respectivement 2e et 3e plus gros exportateurs, ne l’ont pas signé. Tout comme l’Inde, premier importateur d’armement (23 milliards entre 2010 et 2015).

L’ampleur du marché noir

Respecter les règles est d’autant plus important que le marché noir est d’une ampleur terrifiante, avance Sarah Parker, chercheuse à Small Arms SurveyLien externe. Malheureusement, il y a différentes manières d’ignorer les règles. En ne publiant pas les rapports annuelsLien externe dans la transparence et les temps, soit à la fin mai, comme le rappelle Nicholas Marsh, chercheur à l’InstitutLien externe international de recherches sur la paix à Genève.

A ce jour, plus d’un quart des Etats parties doivent encore remplir leur devoir. De plus, certains pays refusent de rendre publiques ces informations. «Seuls trois pays se sont montrés totalement transparents: le Portugal, la Slovénie et la Suède», relève le chercheur.

 
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On ferme les yeux

Enfin, on peut avoir signé ou ratifié le traité, et fermer consciemment les yeux sur certaines exportations. C’est le cas des Etats-Unis, de la Bulgarie, de la République tchèque, de la France ou de l’Italie, qui «continuent d’inonder l’Egypte d’armes légères et de petits calibres, de munitions, de véhicules blindés et d’équipements destinés au maintien de l’ordre», met en exergue Amnesty. «Or malgré le travail d’enquête entravé des organisations comme la nôtre, nous savons que dans ce pays, la répression contre la dissidence s’est déjà traduite par la torture et la mort de centaines de personnes», souligne Brian Wood, responsable contrôle des armes chez AmnestyLien externe international (AI). En 2013, les forces de sécurité égyptiennes s’étaient également servies des véhicules blindés Sherpa, exportés par la France, pour tuer de nombreux manifestants au sit-in de Rabaa al-Adawiya. Ce qui n’a pas empêché le gouvernement de François Hollande d’autoriser, l’année suivante, l’exportation de ces mêmes véhicules à destination de l’Egypte.

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La Suisse épinglée

La Suisse n’est pas épargnée: elle a été épinglée ce printemps par Control ArmsLien externe (une coalition d’ONG qui a soutenu le projet de traité sur le commerce des armes, ndlr) pour ses exportations d’armes à destination de l’Arabie saoudite: en vendant ses armes à Riyad, la Suisse ne pouvait pas ignorer qu’elles serviraient également aux raids menés contre les rebelles houthistes, au Yémen. Et augmenteraient de ce fait «la souffrance humaine», que combat le traité. Porte-parole du Secrétariat d’Etat à l’économie (secoLien externe), Fabian Maienfisch répond: «Le Conseil fédéral refuse des demandes pour des exportations qui pourraient augmenter le risque d’une application dans le conflit au Yémen. C’est le cas notamment pour des grenades à main.»

Et Fabian Maienfisch de rappeler: en avril, le gouvernement a examiné une cinquantaine de demandes d’entreprises suisses souhaitant exporter du matériel de guerre vers l’Arabie saoudite, le Bahreïn, l’Egypte, les Emirats arabes unis, la Jordanie, le Liban, le Qatar et le Koweït (en particulier dans le contexte du conflit yéménite). Les demandes ayant donné lieu à une autorisation concernent pour la plupart du matériel de guerre destiné à la défense antiaérienne, c’est-à-dire du matériel pour lequel il n’y a pas de raison de supposer qu’il soit utilisé dans les hostilités au Yémen. Les demandes rejetées portaient sur une valeur totale de 19 millions de francs. En revanche, la Suisse a pu exporter vers ces pays du matériel pour près 178 millions de francs. 

Montrer l’exemple

Contrairement à Control Arms, AmnestyLien externe n’est pas d’accord pour dire que la Suisse viole le traité. «Mais elle a étonnamment décidé d’assouplir sa législation en matière d’exportations d’armes après avoir, pourtant, signé le traité», relève Patrick Walder, responsable de campagne Sécurité et droits humains à AI Suisse. «En 2014, le parlement a notamment décidé que les entreprises suisses pourraient désormais, et à certaines conditions, exporter des armes vers des Etats dans lesquels les violations des droits humains sont graves et systématiques. Le traité a été pensé pour poser des standards plus stricts, et la Suisse fait le contraire. Or, en tant que pays hôte du SecrétariatLien externe du TCA, elle devrait être un exemple!».

Adhérer pour peser sur l’évolution du traité

Responsable du dossierLien externe au siège principal d’Amnesty International, Brian Wood suit activement le Traité sur le commerce des armes depuis ses origines.

Il relève un premier point crucial pour que le traité soit mis en œuvre: «Il apparaît clairement qu’un grand fossé existe entre les Etats signataires en termes de connaissance et de compétence pour traduire cet accord international dans les législations nationales. Ce traité est en effet complexe, puisqu’il concerne plusieurs domaines habituellement séparés et donc plusieurs ministères d’un gouvernement, soit les affaires étrangères, la défense, l’économie, l’intérieur et la justice.»

Raison pour laquelle se mettent en place des workshops où des pays comme la Suisse offrent une assistante technique aux pays qui manquent d’expertise.

Reste aussi à convaincre les pays récalcitrants à rejoindre le traité pour qu’il devienne universel. En particulier des poids lourds de l’armement que sont la Chine, la Russie et l’Inde. «De ces trois pays, seule la Chine a envoyé à Genève un délégué comme observateur. Certains haut-fonctionnaires chinois du Ministère des affaires étrangères étaient en effet très désireux de ratifier le traité, alors que l’armée est plutôt contre. L’Inde hésite également, alors que le Russie reste farouchement opposée.»

Et l’expert de poursuivre: «Si plus d’Etats africains, moyen-orientaux ou asiatiques rejoignent le traité, les grands producteurs d’armement qui ont adhéré au traité pourraient finir par décider qu’ils ne commercent qu’avec les Etats parties. De plus, ce traité n’est encore qu’un bébé. Certains Etats producteurs d’armes qui ne sont pas signataires pourraient donc finir par adhérer pour pouvoir peser sur l’évolution du texte dont personne ne peut dire aujourd’hui dans quelle direction il ira.»

Frédéric Burnand, swissinfo.ch

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