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Peut-on vraiment opposer le droit international au droit suisse?

Die Menschenrechtskonvention garantiert ein Recht auf Achtung des Familienlebens.
La Convention européenne des droits de l'homme garantit un droit au respect de la vie de famille. Keystone

Le droit suisse, légitimé démocratiquement, doit primer sur le «droit étranger»: telle est l’exigence formulée par la droite conservatrice, qui menace de lancer une initiative populaire. Les experts en droits de l’homme estiment au contraire que cette opposition est construite uniquement à des fins politiques.

«Je n’exclus pas que notre parti consacre cette année une journée spéciale à ce sujet», affirme Toni Brunner, le président de l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice), à swissinfo.ch. A la suite d’un processus de consultation interne au parti quant à une éventuelle nécessité de modifier la constitution dans le domaine du «droit national contre droit international», la direction de l’UDC présentera cet été encore une proposition.

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L’UDC en veut plus précisément à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), que la Suisse a ratifié il y a 40 ans. Ces dernières années, le premier parti du pays a mis à plusieurs reprises en cause la primauté de la CEDH au travers de diverses initiatives politiques.

Le gouvernement, les juges, les professeurs de droit public et de droit international auraient largement contribué ces dernières années à faire primer le droit international sur le droit national, selon l’UDC. «Les initiatives populaires ne sont plus appliquées. Le système démocratique est de plus en plus bafoué», tonne Toni Brunner.

Contrairement au droit international, le droit national serait légitimé démocratiquement. C’est pourquoi l’UDCLien externe entend prendre des mesures pour «stopper l’éviction de plus en plus forte du droit national au profit du droit international».

«La CEDH, c’est également du droit suisse», corrige Alex Sutter, de l’organisation de défense des droits de l’homme humanrights.chLien externe. «La Suisse a ratifié la CEDH, celle-ci fait donc partie de l’ordre juridique suisse». L’opposition entre le droit suisse et le droit international est construite par l’UDC à des fins politiques, estime Alex Sutter. «L’UDC voit une chance d’obtenir des voix auprès de gens qui n’ont absolument aucune idée des tenants et aboutissants», dit-il. 

«La Suisse a ratifié la CEDH, celle-ci fait donc partie de l’ordre juridique suisse.» Alex Sutter

Droit international impératif, quèsaco?

«Nous constatons une progression sournoise du droit internationalLien externe impératif», affirme Toni Brunner. Il se réfère à la décision du gouvernement et du parlement d’invalider partiellement l’initiative de «mise en œuvre» de l’initiative sur «l’expulsion des criminels dangereux». Cette dernière, acceptée par le peuple suisse en 2010, exige l’expulsion des étrangers qui ont été reconnus coupables de certaines infractions en Suisse.

Avec son initiative de «mise en œuvre», l’UDC répertorie les délits qui exigeraient une expulsion du pays, pour autant que le droit international impératif ne soit pas violé. L’initiative définit cependant au final elle-même ce qui est impératif: l’interdiction de la torture, le génocide, une agression armée, le renvoi dans un pays où il existe des menaces de mort ou de torture.

«Nous voulons qu’il y ait de la clarté en ce qui concerne le droit international impératif. Le Conseil fédéral affirme que le droit international impératif ne doit pas être défini d’après ses buts initiaux, c’est très étrange», relève Toni Brunner. Selon la ministre de la Justice Simonetta Sommaruga, le droit international impératif concerne les droits fondamentaux universels. La communauté internationale les a adoptés et ils ne peuvent donc pas être redéfinis ou limités par un seul pays: c’est sur cette base que la conseillère fédérale socialiste a justifié la décision du gouvernement d’invalider une partie de l’initiative dite de «mise en œuvre» de l’expulsion des criminels étrangers.

«Sous prétexte du droit au regroupement familial, des criminels étrangers n’ont pas été expulsés.» Toni Brunner

Le Conseil fédéral a également établi une liste de ce qu’il estime appartenir au droit international impératif. «Il s’agit d’une énumération plus différenciée et étendue que celle voulue par l’UDC», affirme l’expert en droits de l’homme Alex Sutter.

Des criminels étrangers «protégés»

Reste que l’UDC ne se satisfait pas de la réponse du Conseil fédéral. «Nous constatons également que de plus en plus de décisions juridiques impératives sont tirées de la jurisprudence de la Cour de justice européenne», affirme Toni Brunner. 

Le président de l’UDC estime que même le Tribunal fédéral de Lausanne prendrait ses décisions en tenant compte d’une possible révision ultérieure du jugement par la Cour de justice européenne. «Nous constatons que des arrêts s’appuient sur le droit international pour contourner les modifications constitutionnelles votées. Sous prétexte du droit au regroupement familial, des criminels étrangers ont ainsi été protégés de l’expulsion et se sont même vus offrir des indemnités», fulmine Toni Brunner.

Le Kosovar A.U. sera expulsé

La Suisse peut expulser le citoyen kosovar A.ULien externe, condamné pour des infractions graves. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a approuvé à l’unanimité son renvoi le 24 juin 2014. Selon la CEDH, le cas ne présente pas d’atteinte inacceptable au droit au respect de la vie privée et familiale.

A.U. a fui le conflit au Kosovo et a trouvé refuge en Suisse en 1998 avec sa mère, ses frères et sœurs. A la suite de différents délits punis par le tribunal des mineurs, A.U. a été informé du risque d’expulsion qu’il encourait.

En 2005, il a été condamné à 2,5 ans de prison pour plusieurs vols, cambriolages et dommages à la propriété. Durant sa détention, il a épousé une citoyenne suisse. Après l’acceptation de l’initiative sur le renvoi des criminels étrangers par le peuple suisse en 2010, les autorités suisses ont décidé de renvoyer A.U.

Le Tribunal fédéral a rejeté le recours d’A.U. La cour a souligné l’énergie criminelle déployée, le potentiel de violence et le manque d’intégration du condamné.  

Source: CEDH

L’UDC cite constamment cet arrêt de la CEDH datant d’avril 2013 et qui concerne le Nigérian K.ULien externe. La biographie de K.U. et la liste de ses délits ont été soigneusement documentés et publiés. Dans ce cas, l’arrêt se base sur l’article 8 de la CEDH, qui stipule que «toute personne a droit au respect de la vie privée et familiale», c’est-à-dire qu’elle a le droit de mener une vie de famille avec ses propres enfants.

Une délicate pesée des intérêts

«Dans de tels cas de figure, les tribunaux – dont le Tribunal fédéral – font une pesée des intérêts: il y a d’un côté la nécessité pour le pays d’expulser une telle personne et de l’autre, l’avenir de la famille du condamné qui est en jeu», relève Alex Sutter. Cette pesée des intérêts peut être dans certains cas très complexe. Plusieurs facteurs sont pris en compte: la biographie, la durée du séjour, l’intégration sociale, le pronostic et surtout la relation de la personne avec ses enfants. «Il en va en particulier de la préservation des droits de l’enfant», affirme Alex Sutter.

Toni Brunner y décèle néanmoins un procédé systématique. «Je connais un cas concret dans le canton de Thurgovie, où un criminel condamné a encore rapidement réussi à mettre une femme enceinte. Et lorsqu’un enfant est en route, le criminel est protégé dans le cadre du droit au regroupement familial en Suisse. On ne peut donc pas l’expulser», s’énerve le président de l’UDC.

«Il s’agit d’un pur conte de fées», rétorque Alex Suter. Les tribunaux traitent uniquement de cas individuels. Et le fait d’avoir un enfant en Suisse ne signifie pas pour autant que son père puisse y rester. «Il existe de nombreux exemples qui montrent que des personnes sont expulsées malgré la présence d’enfants en Suisse. Certaines de ces décisions ont même été validées par la CEDH. Les enfants sont certes un facteur important, mais il n’y a absolument aucun automatisme qui empêcherait une expulsion».

Au cours des 40 dernières années, soit depuis que la Suisse a ratifié la CEDH, seules 27 réprimandes ont émané de Strasbourg concernant le «droit au respect de la vie privée et familiale».

(Traduction de l’allemand: Samuel Jaberg)

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