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Un printemps social né sur Internet gagne l’Espagne

La Puerta del Sol à Madrid se donne des airs de place Tahrir au Caire. Reuters

Lancé à Madrid le 15 mai, un mouvement de protestation sociale surprend l’Espagne en pleine campagne électorale. Comme dans les pays arabes, la contestation a pris forme sur le Web.

Le ras-le bol après trois ans de crise est bien réel. Et c’est en ligne, comme lors des révolutions tunisienne et égyptienne, que les jeunes Espagnols ont commencé à se rassembler. Le mouvement du «15 M» (parce qu’il a démarré le 15 mai) prend le pays de court alors que se tiennent le 22 mai les élections municipales et régionales.

Lundi 16 mai. 15 heures. Puerta del Sol à Madrid, à quelques mètres de la plaque «kilomètre 0», le point d’où sont calculées les distances routières espagnoles. Ils sont une petite trentaine de jeunes rassemblés autour de quelques pancartes, d’une table montée sur des tréteaux et d’une poignée de chaises sous un soleil de plomb.

Ce sont les pionniers, les premiers à avoir décidé spontanément, après un vote en assemblée dimanche soir, de camper sur cette place historique, située en plein cœur touristique de Madrid. Là où s’était achevée quelques heures plus tôt une manifestation organisée sur internet et qui a dépassé toutes les prévisions de participation.

Mercredi 18 mai. 15 heures. Même heure, même endroit. Des bâches en plastique bleu et des auvents donnent un peu d’ombre sur les pavés de la place mais ne protègent pas les nombreux passants du vent qui commence à se lever.

Le mouvement de mobilisation surprise est né ici il y a trois jours et a déjà pris une envergure nationale, que des centaines de personnes s’activent à canaliser. Du même coup, l’agenda des médias et des partis politiques s’en est trouvé bouleversé avant les importantes élections municipales et régionales du 22 mai.

Pas vu ça depuis 1978

De mémoire d’Espagnol, «on n’avait pas vu ça depuis le début de la démocratie [en 1978, ndlr]», concordent plusieurs journalistes présents. Certains n’hésitent pas à comparer la Puerta del Sol à la désormais fameuse place Tahrir du Caire.

Il y a trois mois, un groupe de blogueurs et d’internautes se rencontrent sur internet et fonde une plateforme en ligne qu’ils baptisent «Democracia Real Ya» («Une vraie démocratie, maintenant»). Petit à petit, plusieurs centaines de petites organisations les rejoignent en ligne: l’Association nationale des chômeurs, la plateforme des familles endettées par les prêts immobiliers, Jeunesse sans futur, un collectif formé début avril, Attac, les anti loi Hadopi à l’espagnole, des abstentionnistes convaincus, etc. Beaucoup de ces associations sont nées avec la crise économique qui a fait grimper le taux de chômage jusqu’à 20% en Espagne, et à 45% chez les jeunes.

Pendant des semaines, dans l’indifférence complète des médias – à quelques rares exceptions près – et de la sphère politique, plus de 200 organisations préparent ensemble une série de manifestations prévues le 15 mai dans 50 villes d’Espagne avec un mot d’ordre: «Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers.»

Dans son manifeste, la plateforme «Democracia Real Ya» revendique le fait d’être constituée par des gens « normaux », de tous horizons. Ses membres parlent des lacunes de la loi électorale espagnole qui favorise le bipartisme, dénoncent la corruption, les problèmes d’accès au logement, le chômage, la crise… Ils sont finalement plus de 60’000 à manifester à Madrid selon les organisateurs, 25’000 selon les autorités. Près de 15’000 à Barcelone et plusieurs milliers dans le reste de l’Espagne.

Rapide mobilisation

Peu politisés, les Espagnols n’en sont pas moins capables de se mobiliser rapidement et en masse pour des causes concrètes: contre la guerre en Irak, contre le terrorisme, pour dénoncer la marée noire du Prestige ou encore défendre les droits sociaux. Pourtant, aux yeux des observateurs espagnols, les manifestations comme celles de dimanche, qui visent le système et expriment un mécontentement général, sont beaucoup plus rares en Espagne.

Les quotidiens espagnols qui n’avaient pas prévu une telle ampleur du mouvement se pressent dimanche soir de faire de la place dans leurs unes du lundi pour l’événement surprise. Pendant ce temps, sur la place de la Puerta del Sol qui fait face au gouvernement régional mené par les conservateurs du Parti populaire (PP), plusieurs centaines de manifestants votent en faveur d’y camper. Ils ne sont finalement qu’une cinquantaine à y passer la nuit.

Le lendemain, lundi, le mouvement commence à faire tache d’huile dans d’autres villes. C’est l’un des sujets les plus commentés sur Twitter à l’échelle mondiale. Une nouvelle nuit de camping s’improvise à Madrid. Ils sont cette fois environ 200 à s’être plus ou moins assoupis à l’aube de mardi lorsque la police les déloge.

Erreur stratégique

 

Noelia Moreno, 29 ans, qui a justement fait le voyage depuis Pampelune en Navarre jusqu’à Madrid après avoir appris que les campeurs avaient été dispersés par les forces de l’ordre, résume: «Une bonne partie des Espagnols se sentaient déjà «indignés» et voilà qu’en plus la police déloge une concentration pacifique qui ne demandait qu’à faire valoir ses droits.»

Elle fait maintenant office de porte-parole dans l’équipe de communication autogérée des campeurs de Madrid, et ajoute: «Cela n’a fait qu’augmenter la colère et c’est à ce moment-là que beaucoup d’autres ont décidé de venir soutenir le mouvement mardi soir.»

Commerce: Exportations espagnoles en Suisse: 4904 millions de francs en 2010. Exportations suisses en Espagne: 6370 millions de francs.

Investissements: Avec 15’700 millions de francs, la Suisse est le 9e investisseur étranger en Espagne. Avec 3600 millions de francs, l’Espagne est le 11e investisseur en Suisse.

Emplois: Fin 2009, les entreprises suisses en Espagne employaient 55’464 personnes. A fin 2008, 8143 personnes travaillaient pour des entreprises espagnoles en Suisse.

Immigration: Environ 90’000 Espagnols vivent en Suisse et 23’886 Suisses – dont 12’571 détiennent la double nationalité – vivent en Espagne.

Tourisme: 1,3 million de touristes suisses visitent l’Espagne chaque année.

D’origine andalouse, Aristide Pedrazza est secrétaire de la Fédération syndicale Sud

swissinfo.ch: Qu’exprime l’actuel mouvement de protestation en Espagne?

Aristide Pedrazza: Il dit la crise sociale extrêmement grave que traverse la société espagnole. Le chômage massif est accompagné d’une énorme précarité sociale. Dans certaines régions, le chômage des jeunes atteint 50% et on ne voit guère poindre à court terme l’espoir d’un rétablissement.

Y a-t-il un lien avec le Printemps arable?

Incontestablement. Nous assistons à la montée d’un mouvement de type révolutionnaire qui veut rompre avec la délégation politique, les élites corrompues et un capitalisme de plus en plus sauvage. La gauche institutionnelle est une machine  épuisée qui ne produit plus d’espoir ni de perspectives. La jeunesse veut prendre elle-même les choses en mains et revenir à la politique de l’action directe.

Ce mouvement peut-il faire tâche d’huile en Europe?

Un mouvement puissant de ce type existe déjà au Portugal. Le capitalisme total allié à une démocratie dont les portes se referment peu à peu impliquera forcément une montée des mobilisations sociales dans le salariat et la jeunesse européenne.

Les Suisses sont-ils prêts à descendre dans la rue ?

En Suisse aussi s’accumulent des éléments de contestation plus profonds qu’on ne le croit. La révolte populaire n’est certainement pas pour demain, mais l’on constate chez les salariés un énorme ras-le-bol, beaucoup de souffrance et de peur. La matière explosive s’accumule lourdement.

Propos recueillis par Samuel Jaberg, swissinfo.ch

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