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Prora, le colosse qui ne veut pas se laisser oublier

Le "Colosse de Prora", centre de vacances construit par le régime nazi, s'étend sur 4,5 kilomètres le long du rivage de Rügen, sur la Baltique. Xavier Voirol/Strates

Plus grand site architectural construit par les nazis, le centre de vacances inachevé Prora, sur la presqu'île allemande de Rügen, fascine et repousse à la fois. Qu'en faire? La question passionne les architectes suisses.

Les vieilles pierres ont la vie dure. En Allemagne, elles suscitent en tout cas des passions et des débats sans fin, surtout lorsque les vieilles pierres en question ont été posées par Adolf Hitler ou voulues par lui.

Un des cas les plus discutés est celui de Prora, un centre de vacances conçu pour 20’000 personnes sur la presqu’île de Rügen, au bord de la Baltique. Un centre resté inachevé au début de la guerre en 1939 – le plus grand vestige architectural nazi et un des derniers dont l’affectation n’est pas encore réglée.

L’ensemble de l’infrastructure projetée devait se déployer sur 4,5 kilomètres le long du rivage, un des plus beaux du nord de l’Allemagne, non loin de la station balnéaire de Binz et des falaises de craie célébrées par les romantiques.

Abandonnés après la chute du mur, quatre des cinq bâtiments ont été vendus par l’Etat allemand à des privés. «L’Etat aurait voulu retirer des dizaines de millions d’euros de la vente», rappelle Jürgen Rostock, directeur du Centre de documentation sur Prora, géré par une fondation privée.

Quasi indestructible

Au lieu de cela, les différentes ventes ont rapporté 800’000 euros… Surtout, l’affectation de ces blocs de béton armé quasi indestructibles (des tests de l’armée soviétique avaient fait se soulever la structure de quelques centimètres… avant qu’elle ne retombe!) n’est toujours pas tranchée.

Après la réunification, les voix se sont multipliées pour raser le «colosse». Mais en 1994, Prora a obtenu une protection quasi suprême avec l’inscription au patrimoine historique, notamment parce que c’est la seule «ville linéaire» réalisée, contrairement au Plan Obus du Corbusier pour Alger par exemple, demeuré à l’état de projet.

Les architectes ont pris le site d’assaut, les historiens s’y sont succédés, à travers ateliers, colloques ou visites privées. Des réflexions de l’architecte Daniel Liebeskind aux projets d’université baltique, en passant par ceux de centres culturels, historiques ou axés sur l’écologie: d’innombrables idées ont fleuri et se sont fanées tout aussi vite.

«La grandeur fait toujours peur», explique Ulrich Busch, un promoteur immobilier qui veut transformer deux ailes en hôtels et appartements de vacances. Avec son projet, on est loin des 20’000 personnes, mais au moins 1000 lits seront prévus.

Fils d’un chanteur et acteur résistant au nazisme, Ulrich Busch estime primordial de donner vie à ce patrimoine historique. Pour l’expliquer, pour s’y confronter. Il est aussi prêt à accueillir le Centre de documentation, menacé d’expulsion de l’aile où il se trouve actuellement.

«La pierre n’est pas méchante!»

Professeur d’histoire d’architecture et d’urbanisme à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich et architecte à Milan, Vittorio Magnago Lampugnani a un avis très tranché. Selon lui, vouloir détruire des bâtiments pour la seule raison qu’ils pourraient faire renaître une idéologie est «un non-sens absolu».

«La pierre ne peut pas être méchante, explique-t-il. Raser, c’est en quelque sorte rendre les pierres responsables de leur mauvaise utilisation, comme c’est aussi le cas lorsqu’on détruit les barres de HLM des années 70. C’est une sorte d’exorcisme mesquin.»

Pour le professeur, la revitalisation d’un bâtiment comme Prora dépend du sens que l’on donnera à l’utilisation imaginée. «Des hôtels? Pourquoi pas, mais des hôtels très spéciaux», analyse-t-il.

Ce qui importe, ajoute l’architecte, c’est de faire en sorte que l’on puisse «lire ce type d’endroit, le comprendre avec son histoire, mais sans prendre la baguette de prof pour forcer les visiteurs à écouter un cours.»

Comme une église gothique!

De tous les projets élaborés jusqu’ici, celui des architectes de Rotterdam André Kempe et Oliver Thill est assurément le plus avancé. Originaire de l’ex-RDA, le duo a été choisi pour transformer une partie d’un bloc en auberge de jeunesse.

Selon André Kempe, «la substance construite est très inefficace: les piliers en béton, le squelette pour ainsi dire, sont extrêmement solides, mais les sols sont très fragiles. D’un point de vue technique et financier, cela revient à assainir une église gothique!»

Le duo a décidé de conserver la structure d’origine. «Le bâtiment a un caractère très fort qui le rend très spécial. Mais nous avons essayé de donner un peu de vie à la façade, si monotone, presque déprimante. Fascinante et repoussante à la fois.»

«Bien sûr, poursuit l’architecte, le caractère très fort de Prora vient aussi de son aspect de démonstration et de représentation du nazisme. La légèreté que nous tentons d’amener dans la façade permettra peut-être de contrecarrer cette connotation idéologique. D’autant qu’aucune horreur n’a été commise à Prora. Ce n’est pas Auschwitz…»

swissinfo, Ariane Gigon

Le complexe de vacances «KdF Seebad Prora» a été décidé par l’organisation nazie «Kraft durch Freude» (la force par la joie, qui organisait aussi des croisières et a lancé la voiture VW) pour accueillir 20’000 personnes en même temps.

Les travaux ont duré de 1936 à 1939. Ils ont été interrompus au début de la guerre. Les ailes terminées ont été transformées en hôpital.

Jusqu’à la chute du mur, Prora a été occupé par l’armée de la RDA.
Aujourd’hui subsistent cinq «blocs» de 500 mètres chacun et de 8 mètres d’épaisseur, tous ponctués par des ailes de services. Il y a 6 étages et 1100 fenêtres par bloc.

Pour l’heure, les bâtiments occupés abritent un bric-à-brac composé d’un musée digne de ce nom (le Centre de documentation) mais aussi d’expositions quelque peu dilettantes (KulturKunststatt Prora), de restaurants et même d’une discothèque.

Deux blocs devraient devenir des hôtels et des appartements de vacances d’ici 2010.

Un bloc, au centre, pourrait aussi se transformer en hôtel. Le centre de documentation, qui y loue ses locaux, est menacé d’expulsion. L’Académie des beaux-arts de Berlin a signé une résolution demandant son maintien.

Un bloc est toujours aux mains de l’Etat fédéral allemand.

Enfin, une auberge de jeunesse devrait être installée dans le dernier bloc, sur le terrain abritant déjà un camping l’été.

Les sites historiques liés à l’épisode nazi rencontrent un succès touristique indéniable en Allemagne.

Quelque 176’000 personnes ont déjà visité le «nid» d’Hitler à Berchtesgaden. Disposant aussi d’un centre de documentation, le site des journées du Reich à Nuremberg enregistre 175’000 visiteurs par année. La tendance est à la hausse.

Le centre de documentation de Prora, qui, contrairement aux deux autres, ne bénéfice que d’un soutien public marginal, a accueilli 70’000 personnes en 2007.

Il héberge une exposition permanente («MachtUrlaub») et des expositions temporaires.

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