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Regards croisés sur la délinquance juvénile

RDB

Les actes de violence commis par des jeunes ensanglantent régulièrement l'actualité suisse, comme récemment à Lausanne. Eclairage de ce douloureux phénomène avec une juge, une sociologue, un criminologue et un ancien policier.

Le 1er septembre dernier, un Algérien est poignardé à mort à Lausanne par un adolescent de 17 ans. Le meurtrier – un Arménien demandeur d’asile déjà poursuivi pour tentative de meurtre au couteau – justifie son geste en invoquant un regard jugé irrespectueux lancé par la victime.

«C’est un cas extrêmement isolé. Mais nous constatons effectivement une augmentation de la violence gratuite, en particulier chez les jeunes», relève Mireille Reymond, juge au Tribunal des mineurs du canton de Vaud.

Un point de vue partagé par Martin Killias. Dans une interview récente à swissinfo.ch, le criminologue déclarait à propos des jeunes: «Oui, ils sont devenus plus violents.

Les infractions banales telles que bagarres, conduite sans permis ou vols à l’étalage n’ont pas augmenté, elles ont même partiellement diminué, mais les blessures et les agressions graves, de même que les agressions sexuelles, ont augmenté.»

Et ce avant de souligner: «Il est vrai que les jeunes de familles émigrées commettent davantage d’actes répréhensibles, pas tant pour les délits les plus fréquents, mais dans la catégorie des violences graves.»

Multirécidivistes

De son coté, une récente enquête de l’Office fédéral de la police portant justement sur les jeunes criminels multirécidivistes avance qu’ils sont en moyenne responsables de 50% des délits attribués aux jeunes.

L’Office dépendant du Ministère suisse de la justice et de la police chiffre à 500 le nombre de ces jeunes multirécidivistes et en tire un glacial portrait robot: «Ils sont de sexe masculin, proviennent d’un milieu peu scolarisé, sont issus de l’immigration, entretiennent des liens difficiles avec leur famille, l’école et le travail et consomment de la drogue.»

Pointant les lacunes de la politique d’intégration, Mireille Reymond avance une première explication à ce phénomène. «Au sein de leur famille, les jeunes d’origine étrangère sont souvent les seuls à parler le français (ou l’allemand, NDLR). Ce sont eux qui gèrent le courrier, en particulier celui envoyé par l’administration.»

Et de poursuivre: «Les rôles sont en quelque sorte inversés au sein de ces familles. Ce qui donne à l’enfant un pouvoir qui ne correspond ni à son âge ni à son rôle. Cette situation le place dans une toute puissance qui peut déborder.»

Un point de vue corroboré par Martin Killias, auteur d’une étude sur la violence dans les pays d’origine de ces jeunes délinquants.

«En Bosnie, explique le criminologue, la violence des jeunes est nettement plus faible qu’en Suisse. Cela contredit la thèse selon laquelle la Suisse n’a pas fait venir seulement des personnes, mais aussi une certaine culture de la violence avec ces jeunes des Balkans.»

Un phénomène indigène

C’est donc bien en Suisse même qu’il faut rechercher les causes du phénomène.

«La référence à l’origine géographique semble acquérir une pertinence plus importante dans les relations entre les jeunes d’aujourd’hui, elle peut fonder l’appartenance à un groupe de pairs. Toutefois, cela permet tout autant aux jeunes de se présenter avec une identité qu’ils estiment valorisante que de déboucher (mais cela est rare) sur des rixes entre individus», relève la sociologue Francesca Poglia Mileti, de l’Université de Fribourg.

Un avis que complète Mireille Reymond: «Les adolescents récidivistes ou qui commettent des infractions graves connaissent souvent des situations personnelles et familiales absolument catastrophiques.»

Le milieu familiale des jeunes violents se révèle en effet souvent déficient, voir toxique. Et ce, qu’il soit suisse ou étranger. «Le milieu familial de ces jeunes en rupture n’offre pas toujours un cadre qui rassure et des liens affectifs structurants. Il ne stimule pas non plus le jeune à se lancer dans la vie active.»

La juge lausannoise rappelle aussi une tendance lourde dans les sociétés européennes: «Certains parents se sentent moins légitimés à poser des limites et privilégient la négociation vantée durant de nombreuses années, ce qui n’est pas forcément rassurant pour les enfants.»

Fasciné et révulsé à la fois

Mais la juge pour enfants tient également à souligner le regard particulier que portent les adultes sur les jeunes générations qui cherchent parfois brutalement à se faire une place dans une société vieillissante: «La société est sans doute moins tolérante à l’égard de ces phénomènes de violence que dans le passé, alors même qu’elle sécrète elle-même ou met en scène beaucoup de violence, via les médias.»

«Mais qu’en est-il de la violence qui est faite aux jeunes?», renchérit la sociologue Francesca Poglia Mileti.

Avant de détailler: «La violence économique, la pression à la consommation qui imprime la nécessité d’avoir (des marques, des objets électroniques, etc.), la difficulté à s’insérer sur le marché du travail, l’individualisme de la société libérale (concurrence, compétition) créent un contexte où on ne peut que se battre pour survivre.»

Dérive sécuritaire

Ce double discours produit par notre société se retrouve dans les forces de l’ordre, selon Yves Patrick Delachaux. Cet ancien policier genevois devenu écrivain estime en tous cas que les moyens utilisés peuvent parfois nourrir le problème, plutôt que l’apaiser.

«Quand je vois patrouiller des policiers casqués et bottés sur des motos utilisées il y a 10 ans contre des manifestations violentes, je m’interroge sur le message transmis. Voit-on le glissement sécuritaire qui s’annonce là?», se demande-t-il.

Avant de souligner: «J’ai constaté la même dérive dans les banlieues françaises que j’ai visitées à plusieurs reprises. Les Brigades anticriminelles (BAC) portent des badges représentant des cougars, des tigres ou des cobras. Quelle réponse attendre des jeunes face à des forces de l’ordre aussi guerrières?»

Frédéric Burnand, Genève, swissinfo.ch

«Les historiens ont montré qu’entre le Moyen-Age et le 18e siècle, les antagonismes entre bandes rivales étaient courants.

Engagées au moyen de poignards ou d’épées pouvant entraîner le meurtre de l’adversaire, ces violences étaient considérées comme banales chez les jeunes hommes à marier et peu réprimées par les autorités.

A partir du siècle des Lumières, les pulsions et actes violents ont été canalisés et encadrés par les institutions sociales (armée, sport, etc.) ou acceptés dans des espaces de violence tolérée car perçus comme un rite initiatique.

Depuis la fin de la 2e Guerre mondiale, les actes violents ne sont plus admis par les sociétés occidentales.

Dans la société actuelle, la place centrale occupée par la personne rend d’autant plus aiguë la perception de tout ce qui porte atteinte à l’individu, à son corps, à ses biens matérielles ou à son identité.»

Derrière le terme de «violence des jeunes» se cache aussi des collectifs plus organisés («hooliganisme», «skinheads» ou autres) qui loin d’être uniquement composés par des jeunes en situation dite difficile, sont supportés et légitimés dans leurs actes exclusifs ou racistes par des mouvements ou partis d’extrême droite.

Francesca Poglia Mileti. professeure de sociologie à l’Université de Fribourg

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