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Revoir Kaboul

Bertil Galland. Collection personnelle

Pierre et Micheline Centlivres apportent leur témoignage incomparable sur la mondialisation de l'Afghanistan, qu'ils ont parcouru pendant plus de 30 ans. Bertil Galland raconte.

Remarquable, le livre de deux ethnologues suisses possède une qualité rare: celle d’avoir été écrit par des gens qui connaissent ceux dont ils parlent.

Le monde a-t-il oublié l’Afghanistan ? Allons donc ! Kaboul est une bousculade cosmopolite servie par 20 à 30’000 taxis, parcourue par des patrouilles de toutes nationalités, avec pizzerias, guesthouses, grosses bagnoles à fanions et bureaux à logos.

Depuis le renversement du régime des talibans par les Etats-Unis et leur coalition armée, le 13 novembre 2001, on estime entre 2000 et 3000 le nombre des ONG qui se sont ruées sur la capitale ravagée.

Frayant leur voie parmi les troupes étrangères chargées d’assurer la paix, ces organisations privées, venues de tous les continents, parfois aussi afghanes, se débattent avec les lois et la bureaucratie d’un Etat déclaré démocratique, la république du président Karzaï.

Mais dès qu’elles sortent de la ville elles tombent sous la menace de la résistance islamiste. Celle-ci, liée à différentes formes de banditisme tribal, contrôle plusieurs provinces et alimente ses caisses en prenant des Occidentaux en otages.

Patchwork ethnique et imbroglio étatique

Ce bouillonnement d’aide humanitaire, technique, financière, pédagogique et sécuritaire (de nombreux mercenaires privés se mêlent à la foule de Kaboul) se traduit par la disparité d’initiatives et de méthodes en décalage avec la législation proprement afghane.

Celle-ci, lentement élaborée, peine par ailleurs à s’imposer au patchwork ethnique des provinces. Le tout est couronné par l’imbroglio des aides étatiques, bilatérales ou régies par les organismes internationaux.

Dans ce tableau du Kaboul d’aujourd’hui domine donc une mêlée d’experts de tous les pays imaginables, de délégués semi-permanents, d’officiels en visite, de journalistes, d’activistes de tous bords, visionnaires, enthousiastes, compatissants, désillusionnés, cyniques ou fourbus, avec un trait commun : leur effort pour se procurer autorisations, logements et bureaux, staff d’Afghans, informateurs, traducteurs et moyens de locomotion sûrs, souvent à prix fort.

Toute une économie prend là ses formes parfois prédatrices, éclatées et inflationnaires.

Dans la proximité d’Ella Maillart et de Nicolas Bouvier

Il fallait partir de cet état des lieux pour poser la seule question qui importe: que deviennent en fin de compte l’Afghanistan et les Afghans ?

Une réponse extraordinairement fine et large nous est apportée par Pierre et Micheline Centlivres, deux ethnologues suisses qui publient aux Editions Zoé un remarquable volume appelé «Revoir Kaboul».

Dans le tohu bohu qu’on vient d’évoquer, ces auteurs interviennent par une sidérante rupture de ton. Car ils se rattachent à une espèce rarissime: ils connaissent ceux dont ils parlent. Autant d’Afghans, autant de destinées humaines, sans parler du sort de l’Afghanistan lui-même.

La nation paraissait secondaire à beaucoup d’entre eux, dans leur existence quotidienne, mais elle s’est constituée peu à peu comme une forte entité mentale de recours, à cause des guerres, des fuites précipitées, du brassage des réfugiés, des combats de la résistance et enfin de l’exil pour des millions de personnes.

Les Centlivres ont passé plus d’un tiers de siècle à interroger, dans le terrain, dans les villages ou dans les camps, des Afghans de tout «qawn», comme on appelle là-bas la communauté par liens ethniques, religieux ou de simple solidarité.

Pratiquant la langue dari, le persan des Afghans, le couple a enquêté entre l’Ouzbekistan, le Pamir et le Baloutchistan, à pied ou ballotté en camion ou à dos d’âne, et en toutes saisons, lesquelles sont rudes, dans le chaud, le sec ou le froid.

Mais «Revoir Kaboul» dépasse de loin le récit d’aventure, le document de circonstance ou une étude strictement anthropologique. Cette œuvre, née de carnets griffonnés dans la poussière, la crotte de mouton et la cendre, et de cahiers de notes minutieuses, a trouvé non pas un style délibérément littéraire mais la tonalité, l’esprit, l’ambition englobante qui l’élèvent au rang des classiques, où elle restera à côté des livres asiatiques d’Ella Maillart ou de Nicolas Bouvier, chant profond sur l’Afghanistan vécu comme voie initiatique par une authentique rencontre des autres et par une appréhension du monde dans une perspective inversée.

Une planète commune en devenir

Une humilité ambitieuse a mis ces voyageurs à l’écoute, mois après mois, décennie après décennie, de cris, de plaintes, de commentaires, de récits, de silences, montés d’éleveurs nomades, de marchands, d’arbabs, les chefs de village, de bâys, les propriétaires fonciers, de mawlawis, les dignitaires musulmans, d’ostâs, les artisans, de sardars princiers, de fous, d’abandonnés, de femmes toujours mises à l’écart… Mais Micheline Centlivres a questionné ces invisibles.

Dans la multitude de ces trajectoires, l’Afghanistan apparaît le plus souvent tragique, succession de guerres, d’occupations, d’expatriations. Cet ouvrage, outre sa charge initiatique et son poids ethnologique, d’autant plus riche que les détails sont innombrables et précis, offre enfin deux aspects qui augmentent encore ses dimensions.

Les auteurs ont pris acte que des millions d’Afghans ont dû quitter leur pays. Quand les occupants russes ou les talibans empêchaient le voyage, les Centlivres ont poursuivi leurs enquêtes hors des frontières, parmi les réfugiés ou dans les nids de résistants de Peshawar, du Chitral, du Waziristan.

Ils ont saisi scientifiquement et affectivement ce que vit un peuple sans frontières, dans ses va-et-vient familiaux, insurrectionnels ou commerciaux, mais toujours aimanté vers la reconstitution de communautés traditionnelles.

Seuls des ethnologues aussi aguerris pouvaient percevoir, dans les camps de réfugiés entretenus par l’aide internationale, la trame d’un tissu culturel en lambeaux. Il n’est jamais absent, mais, voici ce qu’il fallait aussi avoir le courage de décrire sans excès de nostalgie: la vie quotidienne et les rapports sociaux sont en train d’évoluer en usages altérés, métissés, ou carrément différents et mondialisés, jusqu’à Kaboul, dans un nouvel Afghanistan qui appartient, comme vous et moi, à une planète commune en devenir.

swissinfo, Bertil Galland

Bertil Galland est né en 1931 à Leysin (Vaud) d’un père vaudois et d’une mère suédoise.

Après des études de lettres et de sciences politiques, il se forme comme journaliste.

Il est également actif dans l’édition. Il dirige d’abord les «Cahiers de la renaissance vaudoise» de 1953 à 1971, puis crée sa propre maison d’édition en 1971.

Entre autres activités, il traduit en français des œuvres scandinaves et crée la collection CH pour faire connaître les auteurs alémaniques et tessinois au public francophone.

Au plan journalistique, il participe à la création du «Nouveau Quotidien» en 1999.

Bertil Galland vit actuellement entre Lausanne et Richmont (Bourgogne).

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